Espèces d’espaces de Georges Perec

Espèces d’espaces de Georges Perec est un essai paru en 1974 aux éditions Galilée. Compte tenu de son genre, cet ouvrage porte en lui son propre discours, sa propre analyse, aussi, vais-je me contenter ici de vous le présenter de manière assez objective, mais aussi, de vous parler du plaisir que j’ai à lire et relire ce texte essentiel, qui soulève des questions existentielles qui me semblaient avant de le découvrir inextricables, voire inexistantes. Ce livre a transformé mon rapport à l’espace, quotidiennement ; aussi, puis-je affirmer que ce livre a changé ma vie. Ça méritait bien une chronique, aussi modeste soit-elle !

L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement…), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie.
C’est à partir de ces constatations élémentaires que s’est développé ce livre, journal d’un usager de l’espace.
G.P.

especes_espacesQuand vous ouvrez Espèces d’espaces, vous avez de grandes chances de tomber sur ce texte présentant, sur une feuille volante, l’essai que vous vous apprêtez à lire. Bien qu’il ait des airs de prologue, il s’agit d’un « prière d’insérer », texte d’accompagnement du livre que l’éditeur adresse traditionnellement à la presse et qui peut être repris en quatrième de couverture. Ainsi, ce texte de présentation apparaît sur une feuille volante qui peut prendre sa place n’importe où dans le livre. D’emblée, une mise en question de l’espace immuable et intangible, au sein même de l’objet-livre, est soulevée, illustrant le propos que développera Perec dans l’ensemble de son essai.

L’auteur y envisage l’espace avec une volonté d’exhaustivité propre à son œuvre : c’est ainsi qu’il saisit, énumère, décrit, épuise tout ce qui renvoie à ce sujet et ce, selon une construction toujours méthodique et, cette fois, particulièrement lisible (c’est moins le cas par exemple pour le roman La Vie, mode d’emploi, pour lequel l’auteur utilise l’algorithme du cavalier) ! L’auteur part du point de vue du lecteur en train de lire son essai en traitant de l’espace au sein de la page, puis, le champ de vision s’élargit petit à petit en un inventaire topologique allant de l’intime au collectif : le lit, la chambre, l’appartement, l’immeuble, la rue, le quartier, la ville, la campagne, le pays, l’Europe et le monde. Le dernier chapitre est consacré à l’espace, notre manière de le concevoir d’un point de vue dimensionnel, de le mesurer, de l’aménager pour lui donner du sens, etc. De cette manière, le sujet est abordé de manière vertigineuse dans sa totalité, sur le principe de prédilection de Perec, l’énumération.

Suivant ce souci d’exhaustivité, le propos de Perec est principalement descriptif : il décrit les lieux, thème par thème. Par exemple, il explore, avec une mise en page à la fois audacieuse, ludique et savoureuse, les possibles éditoriaux que présente la page d’un livre.

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Son discours oscille ente une objectivité d’observateur et la subjectivité assumée de l’auteur qui met en avant son expérience personnelle. En effet, épuiser le sujet de l’espace, c’est aussi et surtout parler de son propre rapport à l’espace. Il va par exemple mentionner des projets d’écriture en cours : dans le chapitre consacré à l’immeuble, il évoque bien sûr La Vie, mode d’emploi, dans celui consacré aux rues, Les Lieux. Il parle aussi de ses goûts, il explique pourquoi il aime tant la ville sans être spécialement attaché à son quartier, etc. Chaque thème est abordé sous un angle inattendu, mais d’une profonde justesse. Il expérimente aussi, du point de vue de l’écriture : il va notamment décrire très précisément un déménagement et un aménagement en utilisant uniquement des verbes. Pour le plaisir :

Déménager

Quitter un appartement. Vider les lieux. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher.
Inventorier ranger classer trier
Éliminer jeter fourguer
Casser
Brûler
Descendre desceller déclouer décoller dévisser décrocher
Débrancher détacher couper tirer démonter plier couper
Rouler
Empaqueter emballer sangler nouer empiler rassembler entasser ficeler envelopper protéger recouvrir entourer serrer
Enlever porter soulever
Balayer
Fermer
Partir.

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Georges Perec photographié par Christine Lipinska

Le discours oscille donc entre une volonté d’universalité du propos et une mise en exergue de l’individualité. Mais paradoxalement, quand Perec nous parle de son rapport à l’espace, c’est de nous qu’il parle. Nous dans notre rapport aux espaces, aux frontières, aux portes et aux escaliers, à notre environnement, aux volumes dans lesquels nous habitons, nous dormons, nos rapports aux pièces, à notre ville, aux autres villes, à notre pays, au monde, etc. Aussi, même si ce texte a une portée personnelle indéniable, elle a curieusement une portée tout aussi universelle : on peut tous se reconnaître dans ce que Perec dit de l’espace.

Cet essai se lit très facilement, avec beaucoup de plaisir : il se déguste comme un plat gastronomique, plein de promesses tenues, de saveurs inédites, de mélanges improbables, de ravissements, de surprises. On parcourt tous ces espaces accompagné d’un hurluberlu un peu fou, un peu savant, à la conversation douce et captivante. La première fois que j’ai lu cet essai, j’ai pris pleinement conscience du concept d’espace, celui qui m’entoure, et particulièrement des murs, des frontières. Depuis une dizaine d’années que j’ai lu ce livre, mon rapport à l’espace est aussi sans cesse interrogé. Le passage auquel je pense le plus souvent est le suivant :

Choses que, de temps à autre, on devrait faire systématiquement

Dans l’immeuble où l’on habite :

– aller voir ses voisins ; regarder ce qu’il y a, par exemple, sur le mur qui nous est commun ; vérifier, ou démentir, l’homotopie des logements. Voir comment on en tire parti.
– S’apercevoir que quelque chose qui peut ressembler à du dépaysement peut venir du fait que l’on prendra l’escalier B au lieu de l’escalier A, ou que l’on montera au 5e alors que l’on habite au second.
– essayer d’imaginer, dans le cadre même de l’immeuble, les bases d’une existence collective.
– lever la tête.

Et puis, parler d’espaces, c’est aussi parler du temps. Le projet d’écriture des Lieux allait dans ce sens : parler d’un lieu est l’occasion de parler de son vieillissement, et par la même, du nôtre. Au-delà du ravissement de l’écriture, des jeux textuels, des contraintes, de la performance, de la tentative d’exhaustivité, Perec nous parle en profondeur de son rapport à l’écriture et à la mémoire. Questionner les lieux, les espaces, c’est s’interroger sur la vie dans sa dimension la plus quotidienne, la plus extraordinairement banale. Il ne s’agit pas d’une sublimation du quotidien, il s’agit simplement de nous sortir de notre cécité quotidienne, de voir le monde à travers les yeux d’un génie, et c’est plutôt fascinant !

On se quitte sur l’épilogue, sublime, de l’essai :

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…

De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».

L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Anne

Espèces d’espaces, Georges Perec, Galilée, L’espace critique, 2000, 24€

10 commentaires

  1. Merci pour cette belle chronique. Je n’ai jamais lu Perec et je dois avouer que je suis touchée par les citations présentées dans ce billet. C’est un bouquin qu’il me faudra ajouter à ma prochaine commande d’achats…

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    1. Oui, c’est un lire à livre et à relire sans modération. Perec est sans doute l’écrivain que je préfère lire, il est à la fois savant et touchant, il parle à la tête et au cœur. Tu as de la chance de pouvoir le découvrir, j’aimerais encore pouvoir lire La Vie, mode d’emploi pour la première fois 🙂 En tout cas, j’espère qu’Espèces d’espaces te plaira !

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