Si La Vie mode d’emploi, sous-titré Romans au pluriel, est assurément un roman singulier, c’est aussi et surtout un roman pluriel : près de 600 pages, 6 parties, 99 chapitres (le 100e a été mangé par une petite fille « qui mord dans un coin de son petit beurre Lu »), 2000 personnages, 10 ans de travail, 1 cahier des charges recensant 42 contraintes déclinées en 10 valeurs qui ont permis à ce fou de Georges Perec de façonner ce texte aussi saugrenu que génial. La Vie mode d’emploi est une autre tentative d’épuisement d’un lieu, un immeuble fictif situé au 11 de la rue Simon-Crubellier, à Paris, un bric-à-brac d’objets, de souvenirs, de marottes, d’aventures, de mésaventures, de drames, d’histoires hétéroclites, rocambolesques et ordinaires. La Vie mode d’emploi est un texte qui ne ressemble à aucun autre, maniaque et jubilatoire, une porte d’entrée dans la tête d’un savant fou qui offre à ses lecteurs et ses lectrices l’expérience unique et ludique d’une lecture-puzzle aussi laborieuse qu’euphorisante ! C’est le livre que je préfère, de l’auteur que je préfère. Un chef-d’œuvre improbable !
Structure et contraintes
Le principe de La Vie mode d’emploi est simple : c’est une nouvelle tentative d’épuisement d’un lieu précis, bien qu’imaginaire contrairement aux Lieux, un immeuble situé 11 de la rue Simon-Crubellier, dans le 17e arrondissement de Paris, à un instant T, disons le « vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze », à « presque huit heures du soir ». Pourquoi ce moment précisément ? Il vous faudra lire les dernières pages du roman pour le découvrir. Pour tenter d’épuiser le 11 de la rue Simon-Crubellier, Perec imagine un immeuble en coupe, dont la façade serait coupée, laissant à voir les pièces qui constituent cet édifice, des caves aux chambres de bonne, en passant par les parties communes comme l’escalier ou le hall d’entrée, et les diverses pièces qui composent les appartements. Voici la façade de l’immeuble en question, dessinée par Jacqueline Ancelot, amie de Georges Perec et étudiante en architecture :
Voici maintenant le plan en coupe de l’immeuble, avec le nom de ses occupants au jour du vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze, à presque huit heures du soir, ainsi que le nom de ses anciens occupants, en italique.

Perec quadrille cette coupe en un carré de 10 lignes et de 10 colonnes, obtenant ainsi 100 pièces à « épuiser », soit 100 chapitres. Il n’en écrira que 99, le 66e, qui aurait dû décrire la cave dans le coin gauche a été mangé par une petite fille qu’on voit mordre « dans un coin de son petit beurre Lu » dans le chapitre 65.
Décrire cet immeuble étage par étage, appartement par appartement, en lignes ou en colonnes, aurait été fastidieux pour l’auteur, ennuyeux pour les lecteurs et les lectrices. Perec imagine alors un système pour d’une part dynamiser la construction de son texte, pour d’autre part ne pas avoir pour seul guide le hasard. Il reprend alors le principe connu des joueurs d’échecs appelé la polygraphie du cavalier (ou l’algorithme du cavalier) : il s’agit de faire parcourir un cavalier (le cheval) sur les 64 cases d’un échiquier sans jamais qu’il s’arrête plus d’une fois sur la même case. Perec s’est ainsi amusé à trouver la solution de la polygraphie du cavalier pour un échiquier de 100 cases et a choisi de diviser son livre en 6 parties en fonction de la solution qu’il a trouvé : quand le cavalier passe par un coin, commence une nouvelle partie. Voici la polygraphie du cavalier de La Vie Mode d’emploi :

Parce que c’est toujours un plaisir d’écouter Georges Perec, voici en guise de récapitulation une vidéo d’archive où il explique son projet, à la télévision, dans l’émission Chemin du 22 mars 1976, sur Antenne 2.
Ainsi fonctionne la structure générale de La Vie Mode d’emploi. Concernant maintenant le contenu des 99 chapitres, Perec utilise un autre système : un bi-carré latin orthogonal d’ordre 10. Un bi-carré latin orthogonal est un tableau composé de lignes et de colonnes comportant divers éléments dont chacun n’apparaît qu’une seule fois dans chaque ligne et chaque colonne. Pour La Vie mode d’emploi, Perec utilise 21 fois 2 séries (soit 42 thèmes de contraintes) de 10 éléments (soit 420 contraintes). Aussi, chaque chapitre est une combinaison unique de 42 valeurs de ces thèmes. Perec a d’ailleurs conçu un cahier des charges de La Vie mode d’emploi, constitué de 99 fiches déclinant les 420 contraintes dans des combinaisons à chaque fois uniques.


Ces deux principes, la polygraphie du cavalier et le bi-carré latin orthogonal, font de La Vie mode d’emploi le texte de Perec sans doute le plus contraint et pourtant, si l’on ignore ces principes, les innombrables contraintes qui en découlent passent totalement inaperçues à la lecture du roman. Le texte est dense, indéniablement, et sous ses airs de bric-à-brac textuel, une vraie cohérence apparaît sous nos yeux au fil de la lecture, un monde même, qu’il est difficile d’appréhender tant fond et forme ici déconcertent le lecteur et la lectrice aventureux·ses qui pénètrent dans ce livre-monde.
La lecture-puzzle mode d’emploi
Quelques conseils et repères ne seraient sans doute pas de trop pour entrer dans le roman qui s’ouvre sur un préambule salutaire, une sorte de « mode d’emploi » métaphorique du livre.
Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement de la Gestalttheorie : l’objet visé – qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois – n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle – énigme – désigne si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente.
Le rôle du faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la plupart des cas – pour tous les puzzles en carton en particulier – les puzzles sont fabriqués à la machine et leur découpage n’obéit à aucune nécessité : une presse coupante réglée selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d’une façon toujours identique ; le véritable amateur rejette ces puzzles, pas seulement parce qu’ils sont en carton au lieu d’être en bois, ni parce qu’un modèle est reproduit sur la boîte d’emballage, mais parce que ce mode de découpage supprime la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l’occurrence, contrairement à une idée fortement ancrée dans l’esprit du public, que l’image de départ soit réputée facile (une scène de genre à la manière de Vermeer par exemple, ou une photographie en couleurs d’un château autrichien) ou difficile (un Jackson Pollock, un Pissarro ou – paradoxe misérable – un puzzle blanc) : ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc.
Dans de tels puzzles les pièces se divisent en quelques grandes classes dont les plus connues sont :
– les bonshommes
– les croix de Lorraine
– et les croix
et une fois les bords reconstitués, les détails mis on place – la table avec son tapis rouge à franges jaunes très claires, presque blanches, supportant un pupitre avec un livre ouvert, la riche bordure de la glace, le luth, la robe rouge de la femme – et les grandes masses des arrière-plans séparées en paquets selon leur tonalité de gris, de brun, de blanc ou de bleu ciel – la résolution du puzzle consistera simplement à essayer à tour de rôle toutes les combinaisons plausibles.
L’art du puzzle commence avec les puzzles de bois découpés à la main lorsque celui qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre, lorsque, au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion d’une façon préméditée, tous les éléments figurant sur l’image à reconstruire – tel fauteuil de brocart d’or, tel chapeau noir à trois cornes garni d’une plume noire un peu délabrée, telle livrée jonquille toute couverte de galons d’argent – serviront de départ à une information trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant, du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de signification et d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses : deux fragments de corniches s’emboîtant exactement alors qu’ils appartiennent en fait à deux portions très éloignées du plafond, la boucle de la ceinture d’un uniforme qui se révèle in extremis être une pièce de métal retenant une torchère, plusieurs pièces découpées de façon presque identique appartenant, les unes à un oranger nain posé sur une cheminée, les autres à son reflet à peine terni dans un miroir, sont des exemples classiques des embûches rencontrées par les amateurs.
On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzles l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre.
Le puzzle, c’est la clé de La Vie mode d’emploi : c’est un livre-puzzle, ses pièces (de puzzle) étant des pièces (d’immeuble) métonymiques : un chapitre pour une pièce-d’immeuble-de-puzzle. L’auteur disperse toutes les pièces textuelles de son livre que chaque lecteur·rice, à force de patience, pourra reconstituer progressivement et à sa guise. Dans le préambule ci-dessus, le puzzle apparaît clairement comme une métaphore de La Vie mode d’emploi : la pièce de puzzle est le chapitre qui, pris isolément, n’a pas de sens, mais qui, connecté aux autres, permet des rapprochements formant un livre-puzzle. De la même manière, le faiseur de puzzle est l’auteur qui rejette le hasard (comme nous l’avons vu précédemment) pour construire une œuvre unique, précise, ludique, farceuse, volontairement brumeuse pour permettre à son lectorat de reconstituer un puzzle trompeur et malicieux.
Aussi, doit-on se positionner face à La Vie mode d’emploi comme devant un puzzle, non comme un lecteur ou une lectrice de roman, mais comme un joueur ou une joueuse de puzzle. On peut d’ailleurs reconstituer ce morceau de vie de bien des manières. Comme un joueur ou une joueuse de puzzle, on peut choisir de connecter les pièces qui se ressemblent (chaque chapitre porte le nom de famille des occupants pour les appartements ou le nom d’une partie commune ou « cave » ou « chambre de bonne » suivi d’un numéro, on peut donc lire dans un premier temps la série « Dans l’escalier » pour le reconstituer, puis enchaîner avec toutes les pièces de l’appartement des Altamont, puis lire les descriptions de toutes les caves, etc.). On peut aussi, comme j’aime le faire avec les puzzles, lire en premiers les 3 coins (le premier chapitre des parties 2,3 et 5, je rappelle qu’un coin a été grignoté par une fillette) et reconstituer les bords. On peut aussi se fier au hasard, et piocher les pièces-chapitres aléatoirement dans le livre. Enfin, on peut se fier au maître du jeu, et suivre la polygraphie du cavalier en lisant le livre de manière linéaire : c’est ainsi que j’ai toujours procédé, mais j’envisage de laisser traîner un exemplaire où je piocherai de temps en temps pour connecter deux chapitres, comme les puzzles que mes parents laissent souvent sur une table, à la portée des bonnes âmes qui souhaitent succinctement le reconstituer (j’ai une chatte voleuse de pièces de puzzle, je ne peux pas laisser traîner de puzzle chez moi avant d’avoir enfin trouvé sa planque, mais elle ne sait pas encore déchirer les pages des livres, donc…).
Lire La Vie mode d’emploi, c’est donc créer un dialogue entre lecteur·rice et auteur, entre joueur·se et faiseur de puzzle. Aussi, chaque interrogation, chaque trou de mémoire, chaque incompréhension, chaque flou, chaque consternation, chaque hésitation, « chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement » qui parsèment notre lecture ont-ils été savamment étudiés par un Perec facétieux dont la présence englobe tout le texte. Lire Perec, c’est à chaque fois entendre sa voix souriante et posée vous raconter des histoires dans le creux de l’oreille. Quand on ferme La Vie mode d’emploi, on quitte certes un monde, mais on quitte surtout un copain, Georges, avec qui on vient de passer de belles heures d’amusement et qui nous manque déjà.
Mais finalement, c’est quoi, La Vie mode d’emploi ?
Je n’essaie même pas de résumer La Vie mode d’emploi. Chroniquer ce roman est un défi, de même que le lire en a été un ! C’est un vrai capharnaüm dans ma tête, un bric-à-brac de souvenirs et d’impressions de lecture, de flous et de nostalgie, de vraies et de fausses pistes, d’interprétations sereines et d’autres douteuses, éparpillés comme les pièces d’un autre puzzle à reconstituer pour vous proposer une chronique à peu près cohérente. Malheureusement, je n’ai pas le talent de Perec et ma chronique n’aura pour seul guide que le fatras de mes souvenirs. À vous de jouer donc, à reconstituer une chronique-puzzle concoctée avec un amateurisme désespérant !
La Vie mode d’emploi est dans sa forme un roman structuré et archi-contraint, qui s’appréhende comme un puzzle. Ça, c’est vu. Mais de quoi ça parle ? Qu’est-ce que raconte ce texte improbable ? Il ne s’agit pas d’une longue et ennuyeuse description d’un simple instantané d’une coupe d’immeuble, bien que le pitch le laisse supposer. Le livre recèle certes de nombreuses descriptions et listes, aussi minutieuses que signifiantes. C’est une tentative d’épuisement d’un lieu, la coupe d’un immeuble, avec tout le bric-à-brac accumulé par ses occupant·e·s, les meubles, les bibelots, les tableaux, etc., avec les gens, aussi, les habitant·e·s et les visiteur·euse·s, pris dans un quotidien multiple, bigarré, hétérogène. Perec rend compte de cette variété avec un souci maniaque, exhaustif. Il nous parle que ce que les objets disent de nous-mêmes : comment ils sont devenus des marqueurs sociaux, ou, plus intimement, les vestiges d’un passé, historique ou intime. Il décrit beaucoup, mais raconte aussi énormément. Un lieu, un objet, une œuvre, une personne ne sauraient en effet se restreindre à ce dont ils ont l’air. Il s’agit pour Perec de faire tomber les façades, au sens propre comme au sens figuré, et par conséquent, d’aller au-delà du paraître, de produire un sens profond et intelligent sur les choses et les êtres. Et les choses et les êtres sont chargés de souvenirs, ils portent en eux une mémoire qu’explore aussi l’auteur, dans de savoureuses et cocasses histoires !
Le parti pris de l’auteur est de faire de l’extraordinaire avec de l’ordinaire, et inversement, de faire de l’ordinaire avec de l’extraordinaire. Lecteur et lectrice sont donc systématiquement aux prises d’un décalage entre des situations très ordinaires (des voisines qui papotent, un couple qui fait l’amour, un autre qui fait les comptes, une femme qui dort, des clients qui attendent, une concierge qui remplace des fusibles dans sa loge, un domestique qui se repose, etc.) et des situations au contraire extraordinaires (des aventures autour du monde, de sombres histoires de vengeance et de traque, avec son lots d’escrocs, de voyous, de faussaires, d’aventuriers, d’arnaqueurs, de voleurs et de voleuses, de génies inconnus, etc.). Les objets subissent le même traitement : certains sont communs (des bibelots, des objets utilitaires, des bijoux, des tableaux, des meubles, des cadres, des photographies, etc.), d’autres sont rares (les unica qui sont des objets uniques comme le Graal, les puzzles en bois de Bartlebooth, des « montres lubriques », un théorbe, des miniatures, des miroirs de sorcières, une serpe de druide, des éditions rares, etc.). La vie est ici indissociable du romanesque, l’anodin de l’événement, le descriptif du narratif.
L’abondance est le maître-mot : tout foisonne, des détails descriptifs aux histoires narrés, avec 2000 protagonistes qui fourmillent dans les dédales du temps. Bien que le temps présent de la diégèse soit précisément le 23 juin 1975 à presque 20h, les lieux décrits sont habités de souvenirs, inexorablement liés au temps que même une magicien comme Perec ne saurait figer. Aussi, l’auteur revient sur les destins des habitants et des habitantes qui occupent ou ont occupé l’immeuble depuis sa construction en 1875. Il raconte des histoires plus ou moins rocambolesques, souvent extravagantes, parfois banales : qu’ils soient de simples collectionneurs ou de grands voyageurs, tous les personnages sont singuliers, marqués par l’unicité de leur existence. Le personnage d’apparence le plus simple aura toujours une marotte insolite, le plus marquant de tous étant sans conteste Bartlebooth, riche Anglais extravagant qui consacre 50 ans de sa vie à un projet d’envergure, totalement gratuit, dont il ne devra rester aucune trace les 50 années écoulées : il projette d’apprendre l’aquarelle pendant 10 ans, de faire un tour du monde en peignant 500 aquarelles de ports pendant 20 ans et de passer les 20 dernières années à reconstituer ces aquarelles qu’un artisan, Gaspard Winckler, a transformé en puzzles de plus en plus ardus, avant de les détruire un à un.
Gaspard Winckler avait envisagé la fabrication de ces cinq cents puzzles comme un tout, comme un gigantesque puzzle de cinq cent pièces dont chaque pièce aurait été un puzzle de sept cent cinquante pièces, et il était clair que chacun de ces puzzles exigeait pour être résolu une attaque, un esprit, une méthode, un système différent.
On trouve plusieurs mises en abyme de ce type dans La Vie mode d’emploi. Ici, l’exphrasis la rend particulièrement savoureuse, comme celle qu’on trouve du tableau imaginaire que Valène, peintre qui a enseigné à Bartlebooth l’aquarelle, projette de faire :
Valène, parfois, avait l’impression que le temps s’était arrêté, suspendu, figé autour d’il ne savait quelle attente. L’idée même de ce tableau qu’il projetait de faire et dont les images étalées, éclatées, s’étaient mises à hanter le moindre de ses instants, meublant ses rêves, forçant ses souvenirs, l’idée même de cet immeuble éventré montrant à nu les fissures de son passé, l’écroulement de son présent, cet entassement sans suite d’histoires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables, lui faisait l’effet d’un mausolée grotesque dressé à la mémoire de comparses pétrifiés dans des postures ultimes tout aussi insignifiantes dans leur solennité que dans leur banalité, comme s’il avait voulu à la fois prévenir et retarder ces morts lentes ou vives qui, d’étage en étage, semblaient vouloir envahir la maison tout entière
Œuvre auto-référencée, La Vie mode d’emploi a également un intertexte très riche : on trouve de nombreuses allusions à l’œuvre perecquienne (Les Choses, W, etc.), évidemment, mais aussi de nombreuses citations et références d’autres auteurs et autrices, comme ses compères oulipiens Raymond Queneau (à qui il dédie le livre) et Jacques Roubaud, mais aussi Borges, Proust, Stendhal, Joyce, Calvino, Verne (cité en épigraphe), Flaubert, Jarry, Kafka, ou encore Agatha Christie parce que ç’aurait quand même été réducteur de ne citer que des hommes… L’œuvre d’art est d’ailleurs un sujet fort du roman, comme dans toute l’œuvre perecquienne d’ailleurs : beaucoup de tableaux sont dépeints dans le texte, on trouve même 10 tableaux célèbres en plus de 10 livres de renoms dans ses 420 contraintes.
Là aussi, l’abondance domine, l’envie de tout dire. Et effectivement, cet immeuble est épuisé, de fond en comble, tous les sujets semblent avoir été traités, tous les objets mentionnés, tous les sens mis à profit, à travers la musique, les couleurs, les matières, les formes… Si, malgré la profusion de personnages et d’histoires, le personnage principal est de toute évidence l’amateur de puzzle, c’est l’auteur lui-même et par dessus tout qui est au centre de ce roman. 2000 vies évoquées, développées, cernées, synthétisées dans un rythme effréné, mais finalement, La Vie mode d’emploi est le roman d’une seule vie, celle de Georges Perec qui injecte dans son texte une indéniable matière autobiographique : on y retrouve des drames, des amitiés, des amours, des moments anodins, on y trouve les livres qu’il a lus, les tableaux qu’il a vus, les œuvres qu’il a appréhendées, on y partage ce qu’il a vu, senti, écouté, éprouvé, son goût pour les énigmes et les mathématiques, pour la littérature et l’art, etc. Sous ses airs d’extravagance et de virtuosité, derrière la curiosité de la contrainte abusive, par delà l’image de son auteur, génie mi-fou mi-tendre, La Vie mode d’emploi est un livre intime, qui nous parle d’une personne avec une belle humanité, et de tout ce qui fait sa vie, ordinaire et extraordinaire à la fois. Un chef-d’œuvre total.
Anne
La Vie mode d’emploi, Georges Perec, Livre de poche, 1980, 8.90€
George Perec me rappelle ces artistes visuels qui, eux aussi voulaient leur œuvre indépendantes de toutes subjectivité dans le sens où ils contraignaient leur création à des modes d’emploi pour que l’œuvre se fasse elle même. Du coup ça me fait penser à ça.
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Je ne suis pas certaine que Perec avait pour but d’extraire de son propos toute subjectivité, la contrainte ici, comme dans toute son œuvre, relève davantage d’un moteur créatif. De plus, l’objectivité me semble ici juste apparente, comme un leurre : Perec parle beaucoup de lui-même dans ce roman : noyé dans un foisonnement d’objets, de personnages, d’histoires et de références, il demeure le sujet principal de La Vie mode d’emploi !
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Ouah, une pure folie !!! (je n’ai lu que des textes courts de lui, comme La disparition)
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Voilà une manière parfaite de résumer ce roman : « une pure folie » 😀 Je ne saurais trop vous inciter à vous précipiter maintenant chez votre libraire pour vous le procurer ! Merci pour votre commentaire 🙂
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Depuis 1983, je fais et refais constamment des lectures de cette oeuvre oulipienne par excellence et par extravagance. Ce qui demeure magique, c’est que de contraintes fortes, il ressorte une oeuvre monumentale. Ce fut toujours là le pari de l’Oulipo à l’effet que le cadre stimulait l’imagination.
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Tout à fait, on a souvent tendant à ne voir dans les œuvres oulipiennes que la contrainte, l’exercice de style, la virtuosité technique, alors qu’il ne s’agit que du fondement de ses œuvres, que d’un simple moteur créatif, un point de départ. Les auteurs et les autrices oulipien·ne·s s’appuient sur ces contraintes pour créer des œuvres pleines de sens, de cohérence, d’imagination, d’émotions, etc. De vraies œuvres aux qualités littéraires qui vont bien au-delà d’une prouesse technique ou d’un pirouette linguistique.
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