Avez-vous déjà lu…un poème vide ?

Nous vous avons déjà parlé du poème le plus court du monde (lire notre article ici), poème au demeurant insolite, absurde et très amusant. Ici, nous changeons de ton pour parler drame et deuil. La poésie a maintes et maintes fois été sollicitée pour évoquer la mort et le deuil. Mais quand la mort est indicible, quand la souffrance de celui qui reste est ineffable, quels mots nous reste-t-il pour en parler ?

Victor HugoVictor Hugo, avec le poème « 4 septembre 1843 » extrait de son recueil Les Contemplations, nous donne à réfléchir sur le deuil avec un poème vide, une page blanche, dont la contemplation invite le lecteur au recueillement.

Au printemps 1843, la fille de Victor Hugo, Léopoldine Hugo, épouse malgré l’opposition de son père Charles Vacquerie, le fils aîné d’un riche armateur du Havre. La jeune femme est alors âgée de 19 ans. Le matin du 4 septembre 1843, le jeune couple passe des vacances à Villequier, un village situé près de la Seine. Charles Vacquerie doit se rendre chez son notaire à quelques kilomètres plus loin, le long de la rive. Il emprunte alors le fleuve en canot avec sa jeune épouse et deux autres membres de sa famille. Au retour, un coup de vent fait chavirer le canot. L’oncle et le neveu de Charles coulent et se noient. Léopoldine est quant à elle coincée sous l’embarcation à cause de ses vêtements. Charles tentera en vain de la sauver, assistant, impuissant, à sa mort. Il se laissera finalement couler et se noiera comme les autres.

Ce drame va profondément marquer Victor Hugo qui apprend la nouvelle dans les journaux, quelques jours plus tard. Pendant plusieurs années, il n’écrira plus. En 1856, paraissent pourtant Les Contemplations : il s’agit d’un recueil de poèmes du souvenir, sur l’amour et la joie, mais aussi la mort et le deuil. La 4e partie de cet ouvrage, Pauca meae, qu’on peut traduire par « le peu de chose qu’il reste de ma fille », est dédiée à la mémoire de Léopoldine. On peut y lire… ou plutôt y contempler le poème « 4 septembre 1843 » que voici :

4 septembre 1843
page blanche

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Ce poème est une page blanche, avec la date de la mort accidentelle de Léopoldine comme titre et des pointillés symbolisant une rupture, une séparation entre Autrefois, période de joie et de bonheur et Aujourd’hui, période de deuil et de chagrin. Plusieurs interprétations de ce vide de la page blanche sont possibles. Ce vide représente évidemment le vide laissé par Léopoldine dans la vie de son père à cette date. Il peut aussi représenter l’indicible : l’indicible souffrance, mais aussi l’indicible réalité. Nommer, dire, c’est faire exister. Dire « Léopoldine est morte le 4 septembre 1843 », c’est entamer le processus de deuil et accepter que l’autre a disparu. Le vide symbolise également la mort, bien évidemment. C’est aussi le lieu du recueillement : chacun peut, en contemplant cette page blanche, méditer, se concentrer sur ses pensées, comme lors d’une veillée funèbre.

Comme nous savons combien il est frustrant de parler de Victor Hugo sans donner à lire quelques-uns de ses vers, voici le poème le plus fameux qu’il a écrit en hommage à sa fille Léopoldine. Alors on aime ou on n’aime pas le style ampoulé et grandiloquent du poète, mais ces vers sont extrêmement sincères et donc extrêmement touchants, alors sortez vos mouchoirs et savourer-le avec la larme à l’œil et la voix qui tremblote… Il s’agit du Poème XVI du  livre quatrième, Pauca meae, des Contemplations de Victor Hugo.

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Les Contemplations, Victor Hugo, Gallimard, Poésie, 1973, 10.70€

Anne

7 commentaires

  1. Merci pour cet article très intéressant, je ne savais pas qu’il y avait une page vide dans Les Contemplations !

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  2. Ce poème est mon préféré. Je trouve admirable que ce poème veuille dire tellement de choses sans avoir un mot pour les dire. Cet article m’a donné des nouvelles interprétations que je trouve intéressantes.

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