Mudwoman de Joyce Carol Oates

Deuxième Joyce Carol Oates. Deuxième claque. Deuxième cri du cœur.

Je ne tombe pas si facilement amoureuse d’une plume, mais force est de constater que je vis, en ce moment même, un vrai coup de foudre littéraire. Un choc esthétique. Me voilà à la fois fébrile, des idées s’embrouillant dans le joyeux bordel qui se déploie dans ma tête, et inquiète de ne pas trouver les bons mots pour vous dire tout le bien que je pense de Joyce Carol Oates. Pour être parfaitement honnête, j’ai le sentiment d’avoir trouvé une âme-sœur, une écriture profondément adaptée à mon mode de pensée, à mon fonctionnement intime, cognitif. J’ai l’esprit vagabond, très vagabond, j’ai des difficultés à me concentrer sur une seule chose à la fois, aussi je lis et pense souvent en même temps, jamais pleinement à ma lecture, toujours un peu gênée par des idées parasites. Mais Mudwoman est construit ainsi : l’errance d’un esprit jamais vraiment dans le présent, les pensées vagabondes, abondantes, toujours omniprésentes. Aussi, mes pensées se focalisent sur celles du personnage principal, comme un miroir, et en lisant Mudwoman, j’ai pu entièrement me concentrer sur la lecture, ce qui m’est infiniment agréable ! Nous sommes assurément très nombreuses et nombreux à ressentir cela envers cette immense autrice, internationalement (re)connue, mais j’ai le sentiment de former avec Joyce Carol Oates un couple idéal autrice/lectrice, comme si elle n’écrivait que pour moi et que je ne lisais que pour elle. Si Jules Renard avait la certitude d’être heureux en pensant à tous les livres qui lui restaient à lire, j’ai quant à moi la certitude d’être encore heureuse (et passionnée et enthousiasmée et secouée et choquée et déconcertée) quand je pense à tous les livres de Joyce Carol Oates qui me restent à lire. Et c’est une autrice extrêmement prolifique, ce qui arrange bien mes affaires !

Avec Mudwoman, roman dont la traduction française de Claude Seban est parue en 2013, Joyce Carol Oates narre la violente rencontre entre une femme (a priori) accomplie et l’enfant qu’elle a été, au tout début. Au second début. C’est le récit d’une femme, magnifique, brillante, qui remonte le fil de souvenirs refoulés, jusqu’aux confins de la raison, l’errance permettant d’affronter un traumatisme originel, une seconde naissance, fondatrice, tellurique. Cette quête d’identité(s) s’accompagne d’une plongée sombre et fascinante dans les méandres d’un cerveau abîmé et abymé, où les symboles prennent corps, où le réel et les cauchemars se mêlent et nous laissent entrevoir les affres d’une folie nécessaire.

L’histoire est simple. Il s’agit d’une récit mettant en parallèle le présent diégétique d’une femme brillante, Meredith Ruth Neukirchen, dite MR (comme mister ?) mais aussi Merry (heureux·se en anglais) qu’on prononce Mary, anciennement Jewell Kraeck, à moins que ce ne soit Jedina… Oui, l’histoire n’est pas si simple que ça… Le récit met donc en parallèle le présent de MR, la quarantaine, qui rentre en fonction en tant que présidente (première présidente historique) d’une université prestigieuse américaine, et le passé de cette femme depuis le jour où elle est devenue Mudgirl, la fille-boue. Le roman s’ouvre sur une scène étrange, une sorte de rituel perçu du point de vue d’une fillette qui comprend mal ce qui lui arrive : Mudgirl sur la terre de Moriah, une référence directe au Livre de la Genèse de la Bible, car c’est ainsi que tout commence pour Mudwoman, MR, Meredith, Merry… qui qu’elle soit, tout commence par la genèse de sa vie, dans la boue : une femme illuminée rase la tête de sa fille et l’emmène avec elle au cœur d’une nature sauvage où elle l’abandonne dans une boue mouvante comme du sable. La fillette sera sauvée in extremis par le Roi des corbeaux (oui oui, cette histoire n’est vraiment pas simple, je l’accorde). Le roman se déploie ainsi sur deux temporalités, celle de l’enfance et de la construction d’une identité (qui s’étale entre les années 1960 et 1970), et celle d’une femme qui lutte pour sans cesse prouver qu’elle a sa place à la tête d’une université progressiste dans un pays qui entre en guerre contre l’Irak (l’année scolaire 2002-2003).

On croise ainsi beaucoup de personnages secondaires, famille d’accueil et adoptive, professeurs, collègues de travail, amant (secret) etc., petit monde qui vient donner une épaisseur certaine à la diégèse, chacun des personnages portant avec lui de nombreux enjeux dans la narration mais aussi la vie de MR. Le récit est cependant centré sur cette femme ravagée, nourrie de paradoxes avec lesquels elle lutte au nom de la cohérence, de l’intelligence. MR est une femme d’une grande sagacité, diplômée des plus grandes universités américaines, professeure émérite de philosophie, un bourreau de travail dont l’esprit n’est jamais en veille. Dans un quotidien neuf, elle va devoir faire face à un retour forcé aux sources, à cette genèse fondatrice oubliée, refoulée, dont les clés vont apparaître, par bribes, floues, incertaines. La narration s’axe alors autour de deux puzzles : celui de MR reconstitue pour faire remonter dans sa conscience des souvenirs enfouis, celui que le lecteur et la lectrice reconstituent pour appréhender les faits réels et les faits fantasmés. Car l’écriture nous plonge petit-à-petit dans le trouble de MR qui se mue en Mudwoman, en cette femme-boue qui fut jadis une fillette-boue, comme si cet événement était la clé de la quête identitaire dans laquelle l’esprit de MR la plonge inexorablement. Plusieurs passages du récit prennent des allures oniriques, irréelles pour se muer en véritables cauchemars éveillés. Joyce Carol Oates nous fait sombrer avec un indéniable brio dans les méandres de pensées à la frontières de la conscience, nous faisant basculer avec MR de l’autre côté du miroir, dans un univers inversé où les symboles se multiplient, paradoxaux, mais chargés de sens. Réel et cauchemar se mêlent, de même que la conscience et l’inconscient de MR, toujours en quête d’identité, d’une vraie identité dont la multitude de noms et de surnoms qu’elle portent (souvent chargés d’une symbolique pesante) affiche le trouble.

Mudwoman est un roman extrêmement dense, dans sa forme narrative, dans la multitude de détails, tous signifiants, que l’autrice nous donne comme autant de clés pour comprendre Mudwoman et pour qu’elle comprenne elle aussi qui elle est. La symbolique est ici très riche, l’autrice s’appuie sur les symboles universels, primaux, en lien avec de grands mythes fondateurs. La boue est évidemment un vecteur central, la clé qui lie MR à ses origines. C’est un symbole fort qu’on retrouve dans de grands mythes comme celui de Prométhée qui a crée les premiers hommes avec de la glaise et de l’eau. La boue est créatrice d’humanité et cette boue est ici associée à une seconde naissance de MR, cette boue a façonné sa personnalité. Et cette boue va refaire surface dans sa vie : MR s’appliquera notamment des couches grossières de maquillage pour cacher une blessure, stigmate d’une honteuse maladresse, elle se barbouillera ainsi d’un masque de boue qui, au lieu de la camoufler, la révélera. La boue joue ici le rôle d’une persona, ces masques de théâtre réinvestis en psychologie pour désigner le moi social auquel on s’identifie au détriment de sa vraie personnalité. Ce procédé est ici pleinement exploité, MR souffrant de troubles psychologiques certains (faux-self, troubles identitaires, syndrome de l’imposteur…) qui vont gonfler jusqu’à la folie, une folie que les lecteurs et les lectrices vont prendre de plein fouet.

J’ai adoré ce roman, cela va sans dire. De même qu’avec Les Chutes, Mudwoman est une lecture haletante et passionnante. J’adhère a tout dans ce texte : les symboles, l’architecture générale en parallélisme, la structure interne des chapitres avec les égarements de la pensée, la personnalité en miettes du personnage principal, le traitement de la prise de conscience/folie, l’approche psychologique savante, le regard sur la politique contemporaine, le récit des cauchemars, le traitements des relations humaines, familiales, sociales, cette faculté à pousser jusqu’au bout un procédé, quitte à perdre ses lecteurs et ses lectrices, ce rejet de la tiédeur… J’ai tout aimé. L’écriture est complexe et en même tant si accessible. Le personnage de MR est d’une complexité et d’une humanité tellement juste et touchante. Je suis conquise et déjà le monde dépeint dans Mudwoman me manque, Mudwoman me manque, Joyce Carol Oates me manque. Il me reste fort heureusement encore tant de Joyce Carol Oates à lire…

Anne

Mudwoman, Joyce Carol Oates, Claude Seban, Points, 2015, 8,40€

5 commentaires

    1. Pour l’instant moi aussi, mais je n’en ai lu que 2 🙂 Aussi, je prendrais volontiers tous les conseils de lecture de ses lecteurs/lectrices pour me retrouver dans la vaste bibliographie de Joyce Carol Oates…

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  1. Je n’ai pas lu Mudwoman de Oates mais j’en ai lu deux autres toujours sur le traumatisme du viol et de la quête d’identité ensuite, des relations humaines et de sa monstruosité. Je n’adhère pas toujours à sa plume mais elle a un talent certain pour ne pas laisser le lecteur indifférent à ses propos.

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