Tar Baby de Toni Morrison

tar_baby_morrisonDe prime abord, Tar Baby, roman écrit par Toni Morrison en 1981, prend des allures de récit très classique : un lieu idyllique et tropical, des personnages prévisibles avec les maîtres blancs et les domestiques noirs, une constructions linéaire, un peu languissante… faussement languissante, disons… Car sous ses airs de simplicité, le propos de l’écrivain est, comme toujours, complexe et multiple ! Dans un lieu en marge d’une Amérique post-ségrégationniste, Toni Morrison nous parle avec brio, force et intelligence de la mémoire de peuples qui se doivent d’apprendre à vivre en harmonie avec l’épouvantable souvenir de l’Histoire « avec sa grande hache » (comme disait Perec) et de l’histoire individuelle, entre cécité et aveuglement. Un récit poignant, mêlant plusieurs mythologies au réel social, montant en tension jusqu’à une explosion narrative et poétique. Une grande œuvre, majestueuse et universelle.

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Tar baby et Br’er Rabbit, illustrés par E.W. Kemble, 1904

Tar Baby, voilà un titre bien mystérieux. En fait, il s’agit d’une référence à un conte folklorique afro-américain publié aux États-Unis dans le recueil des Contes de l’Oncle Rémus de Joel Chandler Harris, en 1880. Ce conte, lui-même appelé Tar Baby, raconte comment le rusé renard Br’er Fox fabrique une poupée faite de goudron et de vêtements afin de prendre au piège le lapin Br’er Rabbit . En effet, ce dernier s’adresse amicalement au tar baby, littéralement au « bébé de goudron », et, offensé par son silence, lui assène un coup de poing. Il reste alors collé à la poupée et, pour se dégager, s’englue de plus en plus dans le goudron. Au final, le lapin s’avérera plus rusé que le renard et parviendra à s’enfuir. Cette histoire est célèbre aux États-Unis, et plusieurs interprétations lui sont prêtées : certains y voient notamment une métaphore de l’esclavage. D’ailleurs, bien que l’origine du conte soit africaine, l’expression « tar baby » désigne de manière péjorative un afro-américain. Dans le langage moderne, cette expression est aussi utilisée pour désigner une situation qui empire dès lors qu’on s’y engage davantage. Cette référence au conte de l’Oncle Rémus amène ainsi avec elle son lot de symboles et de thèmes que Toni Morrison va développer tout au long de son récit. On retrouve ainsi diverses constantes de sa littérature, comme la mémoire des afro-américains et l’animisme de la nature propre au folklore africain : ce texte aussi est empreint du réalisme magique, mettant en parallèle la réalité sociale de l’Amérique post-ségrégationniste des années 1970 avec une nature animée et mythologique en marge de la société.

D’ailleurs, deux mythes s’opposent dans Tar Baby. S’opposent et fusionnent. C’est la magie « Toni Morrison » ! Il y a le conte de Tar Baby évoqué plus haut, mais aussi celui des cents chevaliers aveugles, mythe supposé avoir donné son nom au lieu principal de l’intrigue, l’Île des Chevaliers, aux Caraïbes. La légende dit en effet que de nombreux esclaves ont sombré en mer avec des chevaux et sont devenus aveugles en voyant la Dominique. Ils ont alors dérivé jusqu’à la fameuse île avec les chevaux, et sont devenus les cent chevaliers aveugles qui hantent les coins les plus sauvages de l’île ! Ce mythe amène avec lui les thèmes de l’esclavage, mais aussi de la cécité que l’auteure va explorer de manière métaphorique autour du thème de l’aveuglement.

Mais de quoi est-il question dans ce roman ? Le récit commence dans l’Île des Chevaliers, aux Caraïbes, dans la demeure luxueuse et isolée des Street, un vieux couple d’Américains, à la fin des années 1970. Pour rappel, les premiers événements tendant vers l’abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis datent des années 1960 : cette époque marque ainsi un élargissement des droits civiques des Noirs. Par exemple, la loi interdisant les mariages mixtes entre personnes de couleurs de peau différentes est abrogée. Aussi, l’époque où se déroule l’intrigue est une période charnière où Blancs et Noirs se doivent d’apprendre à vivre ensemble.

Dans cette somptueuse maison, Valerian Street, millionnaire ayant fait fortune dans le commerce des confiseries, et sa femme Margaret, tous les deux blancs, vivent dans une harmonie d’apparat avec leurs domestiques noirs : Ondine la cuisinière et son époux Sydney, le maître d’hôtel, ainsi que Gidéon qu’on appelle Journalier, l’homme-à-tout-faire, et sa femme Thérèse qu’on appelle Mary. Le fait d’appeler ces deux derniers personnages par des noms autres que les leurs est symptomatique de l’époque esclavagiste, comme un dernier résidu tangible de cette époque, où les maîtres considéraient leurs esclaves comme des choses qu’ils nommaient selon leur bon vouloir. Mais, au fil du récit, le lecteur s’aperçoit que les fantômes de l’esclavagisme se manifestent de manières bien plus tenaces et sous-jacentes. Ces six-là vivent ensemble au quotidien dans une harmonie bancale qui sauve les apparences, Blancs et Noirs vivant côte à côte, selon une hiérarchie bien établie, sans réellement vivre ensemble.

S’ajoutent à ces personnages présents sur l’île trois entités qui, chacune, vont contribuer à menacer cet équilibre chancelant. Il y a d’abord le grand absent du récit, Michael, le fils de Valerian et Margaret qui brille par son absence et qui, paradoxalement, est partout sur l’île, dans les discutions et les préoccupations de sa mère et de son père. Sans trop en dire, son rôle est particulièrement déterminant dans le destin de chaque protagoniste. Il y a aussi Jadine, la nièce de Ondine et Sydney, une jeune femme moderne et libre, étudiante et mannequin noire qui se mêle aux Blancs, qui décloisonne les deux mondes de la villa et sert de lien entre les deux. Enfin, il y a Fils, l’intrus qui osera s’élever contre la suprématie patriarcale blanche. Chacun de ces trois personnages va contribuer à secouer ce petit monde bien installé et à libérer une parole refoulée. Car les longues premières pages du roman sont marquées, de manière très inhabituelle dans les roman de Toni Morrison, par une profusion de dialogues, apportant une langueur au récit, mettant de côté l’action, mais aussi l’accent sur le non-dit. On parle beaucoup dans Tar Baby, on bavarde, on discute, on se dispute, mais tout cela masque ce qui doit absolument être dit. Ce secret inavoué et inavouable participe à la montée en douceur d’une tension latente, sournoise, presque endormie, qui explosera dans le récit, entraînant avec elle l’explosion du groupe et l’explosion narrative, jusqu’alors linéaire, lente, étirée, qui va connaître une nette accélération et nous perdre, comme nous autres lecteurs de Toni Morrison aimons à le faire !

C’est ici que le thème de l’aveuglement est exploité de manière brillantissime ! Si l’aveuglement renvoie de manière évidente aux rapports insidieux qu’entretiennent l’air de rien patrons et domestiques, ainsi qu’au terrible secret de famille, Toni Morrison l’étend au regard du lecteur lui-même. Car oui, tout comme les personnages, le lecteur est sciemment aveuglé : la longueur et la langueur que l’on pourrait fort mal à propos reprocher au texte de Toni Morrison sont parfaitement justifiées car, la routine des personnages, bancale et louche, contamine aussi le lecteur. Même s’il comprend que plusieurs éléments sont sujet à tension, le lecteur les occulte au profit de tout ce qui peut faire diversion, de ce qui peut tromper son ennui, comme l’intervention inopinée du personnage de Fils et les réactions incongrues qu’il suscite au sein du microcosme si bien huilé.

Au-delà des drames humains et sociaux, l’écrivain met en place une dimension merveilleuse qui va de paire avec les mythes mentionnés plus haut. Les lieux tiennent un rôle symbolique majeur dans le roman, à commencer par l’Île des Chevaliers, lieu en marge de la société moderne qui s’oppose notamment à New-York, le foyer de Jadine, symbolisant modernité et liberté. L’île est un lieu sauvage, avec une nature luxuriante, animé et animiste. Je pense notamment au magnifique passage où la langoureuse Jadine, en attendant le retour de Fils sur une route égarée, s’engouffre auprès d’un arbre avec qui elle entame une douce danse et où elle s’embourbe dans du goudron. Elle devient alors une « tar baby » renouvelée dont Fils ne pourra par la suite plus se détacher. Car Tar Baby, c’est aussi une histoire d’amour comme on aime les lire, passionnée et amère ! L’allusion au « tar baby » propose alors une métaphore sombre de l’amour qui enchaîne et entrave la liberté.

Il est enfin difficile de ne pas mentionner la poésie du texte, traduit ici par Jean Guiloineau, qui retranscrit avec brio l’intelligence de la plume de Toni Morrison, sa magie merveilleuse et ses élans poétiques d’une beauté à couper le souffle. La construction du roman est, comme nous l’avons vu, assez classique : le récit se déroule de manière linéaire, à l’exception des analepses d’usage qui permettent de présenter les personnages et leur histoire ; il s’étale dans un premier temps, le plus long en terme de pages, sur seulement quelques jours, ceux qui précédent Noël, et s’accélère ensuite, au rythme de la vie urbaine. Le traitement du temps est intimement lié à celui de l’espace. Mais au-delà de cette construction très lisible, le propos du texte m’a semblé longtemps profondément impénétrable : difficile de comprendre où Toni Morrison cherche à nous mener. C’est l’histoire d’une famille, de plusieurs familles, une histoire de haine et une histoire d’amour qui va se conclure avec un sens de la chute d’une poésie absolument spectaculaire. C’est l’histoire d’individus qui peinent à vivre ensemble et de la complexité des rapports entre hommes et femmes, Blancs et Noirs, riches et pauvres, vieux et jeunes… C’est la difficulté de vivre avec l’autre. Une fois les derniers mots lus, on repose le livre et on se dit qu’on a enfin compris le cheminement d’un destin qui se conclut dans une beauté quasi-mythologique, magique, renversante, choquante. Plus je la lis, plus je suis abasourdie par tant d’intelligence et de virtuosité ! Toni Morrison est décidément un écrivain majeur.

Anne

Tar Baby, Toni Morrison, traduit par Jean Guiloineau, 10/18, 2008, 8,10€

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