Numéro Zéro d’Umberto Eco, une satire de la presse

umberto ecoAvec son dernier roman, Numéro Zéro, Umberto Eco dresse un portrait au vitriol de la presse à scandale italienne. Sur fond de polar et de romance, il dépeint d’un œil satirique et amusé les comités de rédaction du numéro 0 d’un journal à paraître, Domani, journal soit disant dédié à la vérité. Avec une écriture érudite, mais aussi des pointes d’humour et un amusement indéniable, le célèbre écrivain nous donne une image désenchantée de la presse et de la manière dont elle conditionne ses lecteurs. Un roman brillant, parfois drôle, fascinant et inattendu.

Humour, clins d’œil et jeux littéraires

numero_zero-umberto_ecoUmberto Eco est connu pour glisser dans ses romans clins d’œil, citations cachées et jeux intertextuels. Numéro Zéro n’échappe pas à cette règle. Dès les premières pages, on retrouve dans l’écriture érudite d’Umberto Eco plusieurs touches d’humour et un jeu intertextuel qui rafraichissent d’emblée l’audacieux lecteur qui s’est attaqué au roman de l’auteur italien, renommé pour son érudition et son élitisme. Umberto Eco intimide toujours depuis le très complexe Pendule de Foucault, mais Numéro Zéro est un roman tout à fait accessible à tous ! Dès le premier chapitre, on sent l’amusement du l’auteur. On peut effectivement y lire le narrateur s’interroger sur le travail de l’écrivain :

« Écrire un polar pour autrui, c’était facile, il suffisait d’imiter le style de Chandler, ou au pire de Mickey Spillane ; mais quand j’ai essayé de jeter sur le papier quelque chose de mon cru, je me suis rendu compte que, pour décrire un individu ou un objet, je renvoyais à des situations littéraires : je n’étais pas capable de dire qu’untel se promenait par un après-midi sans nuages et limpide, mais je disais qu’il allait « sous le ciel de Canaletto ». Et puis je me suis aperçu que D’Annunzio procédait de même : pour dire qu’un certaine Costanza Landbrook avait des qualités, il écrivait qu’elle ressemblait à une création de Thomas Lawrence ; il observait que les traits du visage d’Elena Muti faisaient écho à certains profils de Moreau le Jeune, et Andrea Sperelli rappelait le portrait du gentilhomme inconnu de la Galerie Borghese. C’est ainsi que, pour lire un roman, il aurait fallu feuilleter certains fascicules d’histoire de l’art en vente dans les kiosques.
Si D’Annunzio était un mauvais écrivain, ça ne voulait pas dire qu’il fallait que je le sois moi aussi. Afin de me libérer du vice de la citation, j’ai décidé de ne plus écrire. »

Ce « vice de la citation », Umberto Eco en use et en abuse dans l’ensemble de ses romans, Numéro Zéro y compris et ce, dès la seconde page où il cite Allan Poe et son « gros singe de la rue Morgue » ! Ainsi, à travers les propos de son narrateur, il se moque de ses propres tics d’écriture, faisant ainsi preuve d’une amusante et humble autodérision.

Numéro Zéro est composé de 18 chapitres dont le premier et le dernier font office de préface et de postface. Ces deux chapitres se démarquent des autres visuellement : ils sont écrits avec une typographie sans empattement, contrairement au reste du récit. Cette mise en exergue de ces chapitres n’est pas anodine et permet à l’auteur un clin d’œil à son plus grand succès, le best-seller Le Nom de la rose. Dans ce dernier roman, Umberto Eco s’est amusé à écrire une préface dans laquelle il explique à ses lecteurs comment il a mis la main sur un manuscrit médiéval écrit par Adso de Melk, personnage-narrateur du Nom de la Rose présentant ainsi le roman comme un témoignage du passé. Évidemment, cette préface est fictive, le manuscrit rédigé par Adso de Melk n’existe pas et Umberto Eco est bel et bien l’auteur du récit. Mais ce jeu sur l’intertexte permet de créer une complicité fort sympathique avec les lecteurs les moins crédules.

Dans le cas du chapitre premier de Numéro Zéro, le facétieux écrivain s’emploie une nouvelle fois à se jouer de son lecteur en posant une atmosphère qui va le tromper sur ses réelles intentions. En effet, le récit commence le 6 juin 1992, dans l’appartement du personnage-narrateur, Colonna. Ce dernier est alors présenté in medias res, inquiété par l’eau qui ne coule plus du robinet. Et ce motif de l’eau qui ne coule plus du robinet va devenir significatif d’un réel danger de mort. Comment ? Colonna s’inquiète de ne plus avoir d’eau au robinet car il en déduit que quelqu’un s’est introduit dans son appartement pour couper l’eau et cela, au travers d’un raisonnement jugé a priori totalement déraisonnable par le lecteur, introduisant ainsi le thème paranoïaque qui va parsemer l’ensemble du récit. On nous présente donc un personnage paranoïaque, terrifié, qui craint pour sa vie, qui il est impliqué dans un terrible drame. Pas de doute, on est un plein polar !

Les chapitres suivants composent alors une analepse (l’équivalent littéraire du flash-back cinématographique), présentant les événements qui ont conduit Colonna à craindre l’eau qui ne coule pas du robinet. Ce motif sera repris dans l’avant-dernier chapitre, annonçant la fin de l’analepse. De cette manière, le dernier chapitre prend des allures de postface, comme conclusion à l’enquête dont il a été question. Du moins, ce serait le cas si Numéro Zéro était un polar… Les 16 chapitres centraux sont tout autres, évidemment, et le crime, trop tardif pour être central, n’a lieu que dans les derniers pages du livre, comme un événement secondaire : il apparaît comme un prétexte à une préface trompeuse qui pose une ambiance, trompeuse elle aussi, de polar. En fait, le polar n’est qu’une toile de fond au propos de l’auteur qui énonce un discours critique sur les sociétés occidentales et leur fonctionnement médiatique, suspicieux, qui voient des conspirations partout ! Le prologue fait d’ailleurs mention de cette Italie « où, si tu t’assoies dans une pizzeria, tu as peur que ton voisin soit un indic des services, ou qu’il s’apprête à tuer un nouveau juge Falcone, et peut-être en posant une bombe juste au moment où tu passes pas là« , les personnages étant en quête d’un « pays où il n’y a pas de secrets et où tout se passe à la lumière du jour« , le nouvel Eldorado n’étant autre qu’une terre, sinon honnête, franche, lisible, claire.

Paranoïa, conspiration et manipulation

Mais alors, de quoi est-il question dans Numéro Zéro ? L’intrigue est simple : Colonna, le personnage principal, est contacté par Simei afin d’écrire un livre sur les débuts de Domani, un nouveau journal commandé par son actionnaire principal, le Commandeur Vimercate, un riche investisseur. Ce dernier ne souhaite pas vraiment la parution de ce journal, il souhaite simplement l’utiliser comme moyen de pression pour intimider ses ennemis politiques et ses concurrents, en laissant supposer que le journal contient des révélations scandaleuses à leur sujet. Simei est chargé de rassembler une équipe de journalistes pour le rédiger. Ces journalistes, choisis à la va-vite, ne savent évidemment pas que le journal ne sortira jamais. De cette manière, Umberto Eco dénonce le lien aujourd’hui indéniable entre la presse et le pouvoir politique.

L’auteur choisit de situer l’action en mai et juin 1992, ce qui correspond au moment historique où éclate en Italie le scandale Tangentopoli : l’opération « Mains propres » révèle un système de pots-de-vin, de corruptions et de financements illicites mettant en cause de nombreux politiciens (ministres, députés, sénateurs, ex-président du conseil…), ce qui révolutionnera la scène politique italienne, avec la disparition des partis impliqués. Il s’agit donc d’une période sensible et sombre pour l’Italie, une période propice aux secrets et aux complots. D’ailleurs, les personnages témoignent de cette période où suspicion et paranoïa semblent inévitables.

L’équipe de rédacteurs chargés d’écrire le « numéro zéro » de Domani sont de petits journalistes, issus pour la majorité de la presse à scandale, mais aussi des hebdomadaires de jeux et des magazines people. Il y a les figurants, qui n’apparaissent que lors des comités de rédaction à travers quelques interventions : Cambria, Lucidi, Palatino, Costanza. Tous ont un nom de typographie, ce qui les réduit à leur seul qualité romanesque de rédacteur : Umberto Eco ne s’encombre pas à nous les décrire davantage qu’à travers leur unique utilité romanesque qui consiste à renflouer la groupe de bras cassés chargé de la rédaction de Domani. Il y a aussi Maia Fresia, unique personnage féminin, aussi, elle sera l’objet d’une romance sans surprise, et enfin, le personnage de Braggadocio, spécialisé dans les révélations scandaleuses.

Sous la direction de Simei qui connait les attentes de Commandeur Vimercate, le riche actionnaire, cette fine équipe de journalistes va se réunir en plusieurs comités de rédaction, décrits très précisément, durant lesquels ils mettent au point plusieurs stratagèmes, des plus grossiers aux plus cyniques, pour conditionner leurs lecteurs. Là, tout y passe : sujets racoleurs, mise en page tendancieuses, exercices de style autour des faux démentis, utilisation opportuniste de témoignages, minimisation de faits graves, etc. Il ne s’agit pas d’informer, mais d’utiliser l’information pour amener les lecteurs à penser comme le Commandeur Vimercate souhaite qu’ils pensent. Il ne s’agit pas de journalisme, mais bel et bien de communication, celle de celui qui paie ! Et c’est cela qu’Umberto Eco nous donne à voir : des médias corrompus et des journalistes sinistres, cyniques et dépourvus de déontologie.

Mais dans le roman, les manipulateurs vont être pris à leur propre piège : baigné dans un climat de conspiration, l’un d’entre eux, Braggadocio, va devenir l’archétype du paranoïaque qui croit en toutes les théories complotistes de l’histoire de l’humanité ! Dans cet esprit, il va enquêter sur la mort de Mussolini en avril 1945 et élaborer plusieurs hypothèses, affirmant, pour faire simple, que Mussolini ne serait pas mort à cette date, mais son sosie. Il se serait alors réfugié soit au Vatican soit en Argentine d’où il aurait mis en place nombres de complots et serait responsable de nombreux événements italiens depuis cette date. Mais sont-ce là des divagations ? Et si c’est le cas, pourquoi Braggadocio se fait-il poignarder dans une ruelle ? C’est sur ces questions que vont s’achever le roman, mais je ne vous en dis pas plus, je vous laisse le plaisir de le découvrir vous-même… Juste un dernier mot, pour ceux qui me maudiraient d’avoir vendu la mèche sur le crime, sachez qu’il y est fait mention dès la quatrième de couverture et que l’intérêt du roman, qui n’est pas un polar, est bien ailleurs !

Anne

Numéro Zéro, Umberto Eco, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Grasset, 2015, 19€

9 commentaires

      1. Oui, c’est bien comme cela que je l’entendais. Il me semble que le polar est souvent considéré comme un genre populaire, qui n’intéresse les grands auteurs que dans la mesure où ils le réinventent, le détournent, le parodient, ou bien en font le prétexte à autre chose…

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    1. Je ne suis pas du tout d’accord ! D’une part, je trouve assez malvenu d’évoquer les genres « mineurs » de la littérature pour ensuite leur attribuer l’épithète de « populaires » : ce genre de classification de la littérature me semble tout à fait désuet, condescendant, voire méprisant. C’est le genre de discours que j’ai entendu jusqu’à la nausée pendant mes études de lettres, une pensée universitaire archaïque et totalement fermée sur elle-même. D’autre part, de « grands écrivains » (mais avons-nous la ma conception de ce qu’est un « grand écrivain » ?) ont écrit à maintes reprises de grands polars, et ce, de manière très sérieuse, ne serait-ce qu’Umberto Eco lui-même, avec son best-seller Le Nom de la rose : c’est un récit très érudit, certes, mais aussi un polar très classique dans sa construction. Parmi les grands auteurs de polars, on trouve Chandler, évidemment, Ellroy, Pynchon, Le Carré, Manchette, Daenninckx, Simenon, Dantec, Despentes et son Apocalypse Baby… Même Perec a écrit un scénario de polar, Série noire ! Alors non, les grands écrivains ne s’encanaillent pas à faire du polar pour s’en amuser, ils prennent au contraire ce genre très au sérieux !

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      1. Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites (j’adore Chandler et Conan Doyle en particulier), mais il me semble que lorsque les « grands écrivains » s’emparent du polar, ils en font quelque chose d’autre, même si c’est de façon sérieuse. Pour Borges, « tous les grands romans du XXe siècle sont des romans policiers »…

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    2. La critique littéraire universitaire devrait s’inspirer du cinéma qui, moins imprégné de culture universitaire, s’est rapidement dégagé des clivages de « genres ». En effet, si les œuvres dramatiques – les plus littéraires – étaient souvent considérées comme les plus « nobles » au détriment de « sous-genres populaires » tels que la comédie, le policier ou la science-fiction, les cinéastes et critiques de la Nouvelle Vague ont su démontrer que Chaplin, Hitchcock ou Lang étaient non seulement des artistes à part entière, mais qu’ils avaient, chacun à leur manière, révolutionné le cinéma. Il est aujourd’hui admis que Kubrick ou Spielberg sont des auteurs, pas des tâcherons reprenant les codes de « sous-genres » (science-fiction, policier, historique, péplum, guerre…) de manière condescendante.

      Louis.

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      1. Il n’y a nulle condescendance de ma part lorsque le parle de genres « populaires », ce qui fait simplement référence à la naissance de ces genres et au public qu’ils visaient initialement. Je ne pense pas qu’il soit erroné d’affirmer que ces genres (SF, policier…) ont eu une naissance populaire. Cela n’empêche pas que, très tôt, de grands écrivains s’en emparent. On passe à côté de pas mal de choses si l’on néglige, par exemple, de considérer Les Chouans de Balzac comme un roman d’espionnage. Mais la Bretagne n’y est pas qu’un simple décor, la réalité du bocage a une importance essentielle sur l’action, et Balzac parvient à tresser l’action militaire, l’intrigue d’espionnage et les enjeux amoureux de façon passionnante. Cela en fait un grand roman.

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      2. Borges, même s’il a écrit des choses formidables, a quand même dit d’énormes inepties, comme « tous les grands romans du XXe siècle sont des romans policiers » : s’il était encore vivant, j’aimerais bien qu’il m’explique en quoi La Recherche du temps perdu de Proust est un roman policier, pour ne citer que lui ?!!
        Et si, c’est parfaitement condescendant de classifier la littérature en genres en fonction du public originellement visé.
        Enfin, pour conclure ce débat, vous affirmez que les grands écrivains n’écrivent pas de polars, mais utilisent uniquement leurs codes à des fins autres. Je ne suis pas d’accord, car de grands écrivains comme Eco écrivent des polars sans volonté de détourner ce genre. Donc oui, il existe des romanciers qui se sont emparés du genre du polar pour en faire autre chose, c’est un fait. Mais c’est totalement réducteur de penser qu’il n’existe pas de polars écrits par de grands écrivains, j’espère que vous en conviendrez.

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