King Kong Théorie de Virginie Despentes

Concentré de lucidité, d’intelligence, de talent, d’honnêteté, d’indignation, de finesse d’analyse et de saine colère, King Kong Théorie est un texte aussi nécessaire qu’impératif. À la manière d’une Annie Ernaux punk-rock, Virginie Despentes revient sur les événements qui l’ont défigurée mais aussi constituée, narrant dans un style aussi lumineux qu’électrique son parcours féministe et littéraire. Présenté lors de sa parution en 2006 par son éditeur comme « un manifeste du nouveau féministe », King Kong Théorie brille encore aujourd’hui par sa clairvoyance sur les nombreuses problématiques qui y sont soulevées, problématiques en lien avec les constructions sociales de genre. Virginie Despentes nous parle d’hyperféminité, de sexualité féminine, des rapports de domination sociale et des violences qu’ils engendrent, et c’est éclairant, c’est brutal, c’est punk et c’est libérateur ! Indispensable !

J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire.

Cultissime incipit qui donne le ton — révolté combatif radical — d’un essai autobiographique dans lequel Virginie Despentes part de son expérience personnelle pour proposer une analyse des mécanismes socio-culturels sur lesquels s’appuie notre société patriarcale, notamment les constructions sociales en lien avec d’une part les genres, d’autre part les classes sociales. Elle revient notamment sur le viol qu’elle a subi adolescente, événement traité sous l’angle de l’intime puis universalisé, dans la mesure où le viol est une violence ordinaire faite aux femmes. Virginie Despentes abordera ainsi différents thèmes en partant de son expérience personnelle pour étendre son discours vers une critique sociale plus générale : la prostitution, la pornographie, la sexualité féminine, l’État, les médias, etc. Elle s’attaque notamment au capitalisme, démontrant que les rapport de domination des corps s’inscrivent dans une hiérarchisation sociale certes genrée, mais qui profite seulement à une poignée de requins.

Son propos concernant notamment la prostitution et la pornographie est plutôt novateur, dans la mesure où les discours féministes traditionnels s’insurgent contre toute forme de marchandisation du corps féminin — à raison, selon mon humble avis. Or, Virginie Despentes s’est toujours distinguée par ses positions pro-prostitution et pro-pornographie, aussi, propose-t-elle un discours féministe vidé de toute substance bourgeoise, prônant une liberté totale à disposer de son corps et à choisir individuellement un parcours existentiel au-delà des modèles bourgeois et hétérosexuels considérée comme les seuls valables. La part autobiographique de cet essai est d’une violence éprouvante, mais jamais le propos ne sombre dans un sensationnalisme sordide — tel celui des émissions de télévision choc que l’autrice dénonce avec virulence — au contraire : si son parcours a tout l’air d’être celui d’une fille paumée, Virginie Despentes donne à voir une femme qui a la tête sur les épaules ; pour avoir côtoyé les milieux qu’elle dépeint avec toute l’intelligence et la lucidité qu’on lui connaît, elle propose un propos imparable et convainquant.

Pour éclairer le propos général de son essai, extrêmement dense et appuyé sur diverses références théoriques et historiques, elle analyse le film King Kong de Peter Jackson, en opposant le monde du singe géant à celui du monde moderne non pas selon une antithèse sauvagerie / civilisation, mais en fonction des représentations des genres : King-Kong est une créature androgyne qui vit sur une île où la sexualité n’est pas genrée, où le féminin et le masculin sont indistincts ; Despentes oppose à cet univers le monde moderne caractérisé par une représentation binaire des identités féminines et masculines, monde soumis à l’État capitaliste qui aliène les femmes, mais aussi les hommes, tant politiquement que sexuellement. Son analyse est très éclairante sur les constructions socio-culturelles qui ont forgé les rapports de dominations sociales qui nous subissons toutes et tous, femmes et hommes — mais surtout les femmes.

Cet essai a plus de 10 ans et, en ce sens, son caractère visionnaire est indéniable. Mais lire et relire King-Kong Théorie est essentiel parce que c’est profondément libérateur ! Cet essai me permet de lever le menton, d’assumer ostensiblement ma non-féminité, moi qui ne suis jamais apprêtée ni gracieuse ni pimpante, moi qui ne suis pas une fée du logis, qui rit trop fort, qui est trop rigolote, qui dit des gros mots, qui est trop cultivée, qui n’hésite pas à contredire un homme avec arguments à l’appui. Moi qui suis virile. Cet essai m’a permis de comprendre les différents malaises que j’ai parsemés dans mon existence, en toute naïveté, parce que mon comportement et mon allure générale n’entrent pas dans les attentes de séduction féminine. Je n’ai pas du tout été élevée dans le culte de l’hyperféminité, ma mère est comme moi — ou plutôt, je suis comme ma mère —, elle aussi rit trop fort, elle envoie chier les cons, elle dit ce qu’elle pense tout haut, trop fort, elle se fout d’être apprêtée, elle a fait des choix existentiels qui dérangeaient son entourage, mais, comme Virginie Despentes, elle emmerde celles et ceux que ça gêne. Et c’est un modèle salvateur que je suis plutôt fière d’avoir suivie, parce qu’il permet un cheminement individuel, certes éprouvant, mais tellement émancipateur !

Pour conclure, un dernier point que je n’ai pas encore mentionné me semble pourtant particulièrement important, sinon essentiel : il s’agit évidemment de l’écriture. Virginie Despentes est une écrivaine, une écrivaine superstar même, aussi son propos est-il porté par une plume déchaînée ! On retrouve le style Despentes, une oralité crue, mais surtout expressive, toujours aussi mordante et acérée, au rythme soutenu. À cela, s’entremêle des morceaux d’analyse pure, précis et amples. Et c’est un régal à lire ! En dépit de la violence du propos, cet essai s’engloutit en quelques heures, aussi, est-ce essentiel de le lire, de le relire, de le garder à son chevet parce que ce qu’il recèle est fondamentalement nécessaire.

Anne

King Kong Théorie, Virginie Despentes, Le Livre de poche, 6.10€

6 commentaires

  1. Je ne l’ai pas encore lu mais ça fait des mois que j’y pense !!! Ta chronique ne fait que confirmer que je dois le lire et vite !!!
    Merci pour cette piqûre de rappel la copine !!!

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    1. Je pense que c’est effectivement une lecture à dévorer de toute urgence ! C’est éprouvant, violent, éclairant mais aussi, paradoxalement, réconfortant; Ça nous rappelle qu’on a le droit de ne pas répondre aux injonctions sexistes d’utraféminité, N’en déplaise à certains ! Si tu savais le nombre de commentaires agressifs et méprisants que j’ai dû modérer depuis la parution de cette chronique : Despentes dérange, et c’est un régal à observer 😏
      Merci pour ton commentaire, et bonne lecture ! N’hésite pas à revenir ici pour nous dire ce que tu en as pensé 🙂

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    1. Merci pour votre commentaire 🙂 Moi aussi j’ai eu une « phase Despentes » quand je l’ai (tardivement) découverte. Il me reste encore Les jolies choses et les Chiennes savantes à lire, mais je me les garde encore au chaud pour un moment.

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