Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee

Depuis quelques temps, j’accumule les mauvaises pioches en matière de lectures, j’ai abandonné plusieurs romans en cours — aveu d’échec, visage renfrogné, grisaille mélancolique — parce que style trop scolaire, parce que mauvaise traduction, parce que redondances, parce que propos creux… parce que mauvaise humeur. Une panne de lecture. Bien pesante. Rien ne me faisait envie. Une phase boudeuse : Qu’est-ce que j’peux lire ??? J’sais pas quoi lire !!! Seul un grand classique, roman réconfortant qui traînait depuis trop longtemps dans ma bibliothèque, a su me sortir de cette torpeur de lectrice. Un roman-culte, vendu à des dizaines de millions d’exemplaires de par le monde, maintes et maintes fois cité depuis sa parution en 1960. Et un heureux hasard a voulu que je lise ce roman exactement en même temps qu’une autre blogueuse, avec qui nous échangeons de temps en temps sur les réseaux sociaux, Dominique de Scribendo, avec qui nous avons décidé de chroniquer en parallèle ce roman qui a su nous inspirer toutes les deux. La coïncidence était trop heureuse pour ne pas en faire quelque chose d’enrichissant : vous pouvez donc retrouver ici sa chronique.

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman-culte de la littérature américaine, parce qu’il porte en lui de nombreuses valeurs morales incarnées par le personnage iconique d’Atticus Finch, un avocat intègre, droit, honnête et probe, incarnation magnifiée de la justice dans ce qu’elle peut avoir de plus noble. Autant dire que ce roman a dû accoucher de plusieurs générations d’avocats et d’avocates, inspirés par cette figure idéaliste d’une Amérique juste. Parce que Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est, entre autres, un roman de justice, qui met en scène un procès dans un contexte historique particulièrement discriminatoire et meurtrier, une période de l’histoire américaine marquée par les injustices et les inégalités — je sais, c’est vague. Plus précisément, le récit se déroule dans les années 1930, pendant la période de crise de la Grande Dépression, dans une ville fictive de l’Alabama, Maycomb, dans l’Amérique ségrégationniste. Dans cette région sudiste des États-Unis, le racisme est profondément enraciné dans les mentalités. Le roman raconte ce racisme institutionnalisé, à travers un procès emblématique, perdu d’avance, qui oppose un homme blanc et un homme noir, questionnant par la même le concept de justice dans ce contexte.

Photogramme de l’adaptation cinématographique du roman, Du silence et des ombres de Robert Mulligan, avec un Gregory Peck iconique incarnant Atticus Finch au tribunal. Une image forte de la ségrégation, avec les enfants de l’avocat, Jem et Scout, en haut, à la balustrade.

Mais au-delà de cet ancrage culturel dans l’histoire de l’Amérique, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est un roman sur l’enfance, dans ce qu’elle a de plus universelle. En parallèle de l’intrigue policière, le texte narre le parcours des enfants d’Atticus, Jem et Scout, le grand frère et la petite sœur. Le récit est d’ailleurs porté par la voix de la petite Scout, jeune narratrice qui a 6 ans au début du récit, 9 ans à la fin. Elle porte sur le monde qui l’entoure, Maycomb, son quartier, ses voisins et ses voisines, sa famille et son foyer, son école et ses amis, un regard d’enfant, à la fois naïf et sincère, pertinent et innocent, curieux et sensible. La narration se situe d’ailleurs à hauteur d’enfant, et prend de la hauteur, au fur et à mesure que la petite fille grandit. Elle parle du monde qui l’entoure, son père qu’elle admire, son frère qui devient adolescent, mais elle parle aussi de son petit monde à elle, ses jeux, ses lectures, son imagination , le tout à travers la fantasque et douce irrationalité de l’enfance.

Une grande part du récit est consacrée à cette peinture attendrie de l’enfance : les premiers chapitres du roman, où le drame du procès n’est qu’une vague toile de fond, s’articulent à la manière d’un roman de littérature jeunesse, avec une succession d’épisodes de jeux et de rencontres entre Scout, son frère et le petit voisin qui passe les grandes vacances d’été à Maycomb. Les trois amis, friands d’histoires, s’en inventent de nombreuses, nourries par l’étrange voisin des Finch, Boo Radley, qui ne quitte jamais sa maison : l’imagination des enfants le pare alors d’un costume de croque-mitaine nocturne assoiffé de sang. Une fantasmagorie de l’enfance se met peu à peu en place autour de ce voisin atypique et de sa maison devant laquelle les enfants passent toujours en courant. Chaque petit événement en lien avec cette maison devient une grande aventure ou une énigme insoluble à résoudre. Les peurs de l’enfance, irrationnelles et nécessaires, mènent les jeux des enfants et exercent leur courage.

Mais la narration se change peu à peu, de même que le propos et le ton du texte qui s’orientent subtilement vers des enjeux plus adultes. Cette non-raison enfantine, cette prépondérance de l’imagination se mue au fur et à mesure que Scout grandit et est confrontée au vrai monde, au réel, tout aussi menaçant, mais bien plus dangereux. Au-delà du récit du procès et du récit initiatique, la vie du quartier où Atticus habite avec ses enfants est aussi dépeinte dans un souci réaliste. Si les personnages principaux appartiennent à la classe moyenne, la misère sociale est aussi montrée, notamment par le biais des camarades de classe de Scout qui se présentent à l’école, sales et déchaussés, le jour de la rentrée, le seul où il iront à l’école dans l’année. Cette misère est vue par le prisme naïf de l’enfance, mais n’en est pas moins pertinente et met en lumière la marginalisation de la pauvreté, sa mise au ban par la société. Le racisme apparaît aussi, violemment, crûment. Les enfants l’expérimentent par les insultes de leurs camarades, mais aussi de voisins qui condamnent leur père parce qu’il défend un Noir. Ils la perçoivent également par le ségrégationnisme de la société, la séparation entre les Blancs et les Noirs, partout, tout le temps, jusque dans les églises.

Le roman porte en lui toute une symbolique intéressante appuyant le propos de Harper Lee, notamment autour de l’oiseau moqueur, capable d’imiter le chant des autres oiseaux, figure du faux-semblant permettant à l’autrice de dénoncer les préjugés et la suprématie des apparences. Deux oiseaux moqueurs sont symboliquement représentés dans le texte, Tom Robinson qui fait un coupable idéal pour la société ségrégationniste, parce qu’il est noir, mais aussi Boo Radley, le mystérieux voisin qui terrorise par son absence les enfants : il s’avérera à mille lieues des préjugés de ces derniers, dans une apparition finale qui fera office de chute terriblement vraisemblable, pour les enfants que nous autres, lecteurs et lectrices, ne sommes plus. Car Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur porte en lui un propos profondément moral et le récit devient, peu à peu, un combat manichéen entre le bien et le mal, chacun incarné par un personnage emblématique. Le mal, c’est Bob Ewell, un marginal vil et violent, sournois et lâche qui a intenté un procès à Tom Robinson juste parce qu’il est Noir ; Atticus, qui incarne le bien dans son costume d’avocat droit et juste, l’affronte au tribunal, un combat inégal où l’éloquence et l’éducation supplantent l’ignorance et la fourberie, mais où le système est aussi profondément raciste, et donc corrompu. Aussi, le combat entre le bien et le mal se jouera sur un autre terrain, celui de la nuit, à armes égales, entre deux marginaux.

J’ai beaucoup aimé lire ce beau roman sur l’enfance très dense, très riche en symboles, avec pour toile de fond cette terrible injustice, qui met en colère et tient en haleine. Le point fort du roman demeure, selon moi, la narratrice, merveilleuse petite Scout, un personnage de fillette bagarreuse et courageuse, sensible et intelligente, mais aussi naïve et innocente. Le fait de choisir une enfant comme narratrice rend le texte très touchant, en lui donnant une saveur particulière, une forme de spontanéité et de vivacité. La structure en crescendo, évoluant de l’innocence au drame, de l’imagination au réel, permet au lecteur et à la lectrice de voir grandir Scout de l’intérieur de manière plutôt ingénieuse, jouant finalement sur leur nostalgie. À mon avis, les enfants sont les personnages les plus réussis, ils ne sont ni idéalisés, comme l’avocat, ni stéréotypés, comme Bob Ewell. Ils sont beaucoup plus subtils que ces personnages-fonctions. Et ils portent à bout de bras ce roman. Je pense d’ailleurs que ce joli texte et son message simple, même s’il est essentiel à la construction de citoyen, est principalement destiné aux jeunes lecteurs et lectrices. Je ne saurais dire s’il s’agit de littérature jeunesse ou non, je pense qu’adultes et enfants peuvent pleinement, peut-être différemment, apprécier cette histoire qui recèle une richesse telle qu’on peut y puiser de nombreux niveaux de lecture.

Anne

Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee, traduit par Isabelle Stoïanov, Le Livre de poche, 6.60€

4 commentaires

    1. Merci beaucoup ! J’aime aussi également beaucoup votre chronique très détaillée et très complète. Comme je vous l’ai précisé en commentaire, j’ai été particulièrement sensible à votre analyse sur le personnage de Boo et votre développement sur la symbolique de l’oiseau moqueur qui interroge le concept même d’innocence, pleinement développé dans le roman. Bravo à vous et merci pour cette idée de publier nos chroniques en parallèle : c’est effectivement très enrichissant 🙂

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  1. Oui un grand et beau roman, riche en thèmes. Je conseille Va et poste une sentinelle, une suite à ce roman en quelque sorte….. La fillette a grandi et va défendre ses idées face à son père…… Autant aimé que Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur 🙂

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