Avez-vous déjà lu… un poème de métro ?

Le métro (et d’une manière générale les transports en commun) est le lieu tout indiqué pour s’accorder une pause-lecture qui vient souvent ouvrir ou clore une journée de dur labeur. Mais le métro est aussi un support littéraire tout autre, un lieu non plus de lecture mais d’écriture ! Pour l’oulipien Jacques Jouet, le métro devient même une contrainte d’écriture poétique, obéissant à une codification très stricte auquel chacun, armé d’un carnet et d’un stylo, pourra s’adonner avec amusement et créativité, et que je vous laisse découvrir dans l’article qui suit…

J’ai découvert les poèmes de métro en lisant Moments oulipiens, un ouvrage collectif recueillant des témoignages de 11 oulipiens, Jacques Roubaud, Marcel Bénabou, Paul Fournel, Harry Mathews, François Caradec, Jacques Jouet, Hervé Le Tellier, Bernard Cerquiglini, Michelle Grangaud, Olivier Salon et Anne F. Garréta, paru aux éditions du Castor Astral en 2004. Dans ce livre, Jacques Roubaud raconte une anecdote très sympathique sur les poèmes de métro que son confrère Jacques Jouet écrit alors quotidiennement et ce, pendant une année entière, dans les métros des villes qu’il traverse évidemment, suivant un rituel et des contraintes d’écriture très précis. Il rentre dans le métro et y croise son ami et compère oulipien, de toute évidence en train de composer un texte. Se doutant que son ami est en train d’écrire un de ses fameux poèmes de métro, il ne l’interrompt pas et fait mine de ne pas l’avoir reconnu, chose dont le poète lui sera reconnaissant, comme il le détaillera dans le poème de métro qu’il était justement en train d’écrire !

J’ai cherché en vain ce dernier poème, évoquant la rencontre de Jacques Jouet et de Jacques Roubaud dans le métro parisien, alors que le premier est en pleine composition ! Pour cela, je me suis procurée le recueil Poèmes de métro, publié aux éditions P.O.L. en 2000. Je n’y ai certes pas trouvé le poème en question, mais j’ai découvert de la très belle poésie, urbaine, familière, intelligente et moderne ! Le poème mentionnant Jacques Roubaud s’y trouve peut-être, mais il m’a de toute évidence échappé. Il y est cependant fait mention de quelques rencontres et des précautions prises par le poète dans l’hypothèse où il croiserait une connaissance en pleine rédaction d’un poème de métro. Toujours est-il que j’y ai puisé nombre de magnifiques textes que j’ai très envie de partager avec vous !

Mais avant tout, qu’est-ce qu’un poème de métro, tel que Jacques Jouet l’entend ? Pour définir précisément ce nouveau genre poétique, je n’ai rien de mieux à vous proposer qu’un poème de métro. C’est d’ailleurs par ce texte que s’ouvre le recueil de Jacques Jouet :

Qu’est-ce qu’un poème de métro ?

J’écris, de temps à autre, des poèmes de métro. Ce poème en est un.
Voulez-vous savoir ce qu’est un poème de métro ? Admettons que la réponse soit oui. Voici donc ce qu’est un poème de métro.
Un poème de métro est un poème composé dans le métro, pendant le temps d’un parcours.
Un poème de métro compte autant de vers que votre voyage compte de stations moins un.
Le premier vers est composé dans votre tête entre les deux premières stations de votre voyage (en comptant la station de départ).
Il est transcrit sur le papier quand la rame s’arrête à la station deux.
Le deuxième vers est composé dans votre tête entre les stations deux et trois de votre voyage.
Il est transcrit sur le papier quand la rame s’arrête à la station trois. Et ainsi de suite.
Il ne faut pas transcrire quand la rame est en marche.
Il ne faut pas composer quand la rame est arrêtée.
Le dernier vers du poème est transcrit sur le quai de votre dernière station.
Si votre voyage impose un ou plusieurs changements de ligne, le poème comporte deux strophes ou davantage.
Si par malchance la rame s’arrête entre deux stations, c’est toujours un moment délicat de l’écriture d’un poème de métro.

Ce genre poétique multiplie les contraintes littéraires, véritables « démarreurs d’écriture » qui, comme nous vous en parlons depuis la naissance de ce blog, sont d’authentiques moteurs créatifs pour les écrivains. On trouve dans les Poèmes de métro une première contrainte, spatio-temporelle, définissant le lieu d’écriture, le métro, et son temps, celui du parcours. Les temps de la composition et de la transcription du poème sont aussi codifiés. Ces poèmes se plient également à une contrainte formelle de versification : le poème doit contenir autant de vers que le voyage compte de station, moins 1. De plus, la structure-même du poème se doit de refléter dans la forme le voyage en métro : le changement de strophe fait écho au changement de ligne. Enfin, ils obéissent également à une contrainte sémantique : les poèmes relatent des situations, des personnages et des sensations se référant au métro.

Dans ce recueil, Jacques Jouet évoque effectivement de manière très précise l’univers du métro, ses gens, ses usages, ses ambiances… Plus que des poèmes sur le métro, il s’agit de poème sur cette microsociété, cette ruche où tout le monde s’active, que tout le monde traverse, un lieu de passage, miroir d’une société galopante. Le hasard tient une grande place dans ces textes, ainsi que la subjectivité et la proximité. Jacques Jouet écrit une poésie à hauteur d’homme, vivante, fourmillante. Il consacre également beaucoup de textes à son travail créatif, aux difficultés des contraintes imposées par le genre même du poème de métro, au problème de la réception de ses poèmes dont l’intérêt réside de prime abord dans l’écriture et non la lecture… Néanmoins, ses poèmes sont très justes, très humains, très sensibles. Il s’agit de poésie en vers libres, de pensées furtives et éphémères, qui leur donnent un air d’éternité et d’universalité. Les habitués du métro seront, je pense, sensibles à la justesse du propos et des atmosphères retranscrites, les amoureux de la poésie, à la beauté du style ainsi qu’aux réflexions sur le travail d’écriture et sur le processus de création littéraire, les curieux, au regard presque sociologique de cet observateur fin et amusé qui dévisage d’un œil perspicace le théâtre métropolitain de ses contemporains. Une très belle surprise que ce recueil, croisé par hasard, que je ne me lasse pas de découvrir !

Voici quelques extraits, pour vous mettre l’eau à la bouche :

Ce soir, je commence le poème en ne parvenant à m’intéresser qu’au bruit de l’accélération de la rame.
Au rythme des stations est venu se superposer le rythme des jours :
un poème de métro tous les jours, depuis quelques jours, et pour quelques jours encore,
la surprise prouvant la réalité de la permanence de l’inspiration,
seule possibilité d’annihiler vraiment le concept d’inspiration.
Le poème de métro a, par exemple, pour indiscutable effet de me faire écrire des vers beaucoup plus longs qu’à mon habitude,
comme s’il y avait volonté de repousser au plus loin possible des lèvres la coupe,
tandis que j’ai, alternativement, envie que le temps entre deux stations
suspende un peu ou accélère au contraire son vol.
La demande d’une petite pièce et le « Marcher d’un grave pas et d’un grave sourci » de du Bellay affiché sur le quai
croisent le fer, une fois encore, à ce point d’intersection des destins de la société libérale.

À ma droite, le pont Charles-de-Gaulle en construction ; à ma gauche la morgue,
le chantier épique dont est capable le poème et l’entonnement d’une épitaphe…
il n’est pas de réalité avec laquelle le poème ne puisse boxer
de même qu’il n’y a pas un seul mot d’une langue qui ne soit pas dans la poésie,
fût-ce un sigle, un nom propre ou une agacerie de piètre mode.
« Abattement » est un mot de la poésie et de la fiscalité sans qu’il soit besoin même de jouer sur les sens différents. »

…………………..

Entrer dans un poème de métro alors que je suis en retard
N’est guère propre à me faire oublier le temps constant, trop constant,

Celui qui ne va pas s’accélérer pour mes beaux yeux
Et mènerait peut-être le poème à sa perdition pure et simple.
Pourtant, l’ossature fait son office
Et ne ploie pas des genoux mous,
Elle aide – à peine- à oublier le mauvais retard,
Elle bâcle.

…………………..

Cette fille qui a perdu son coupon de carte orange m’oblige à commencer le poème comme je ne voulais pas.
Il n’y en a pas des quantités, des filles qui perdent leur coupon orange dans une rame.
Elle ne le retrouve pas, et c’est grave, car, surtout à son âge, ce doit être un investissement
non négligeable. Tant pis, elle renonce.
Ils sont légions, les contemporains, quoique diminue la population en âge d’aller à l’école maternelle,
et quoiqu’il y ait à côté de moi deux places assises vacantes.
Je préfère l’idée d’écrire beaucoup de poèmes, chacun lu par peu de monde, à l’idée de peu de poèmes lus par tous.
Il y a d’autres solutions, encore, mais la première
je l’aime pour ce qu’elle marche à contretemps.
Il y a beaucoup de livres ? Eh bien, ça en fera davantage encore et des gros !
Ils sont si peu nombreux parmi les livres possibles.

À noter, un poème de métro insolite et total, intitulé Frise du métro parisien. Avec l’aide de l’oulipien  Pierre Rosenstiehl, Jacques Jouet se prête le 18 avril 1996, entre 5 h 30 et 21 h, à une expérience d’écriture poétique singulière, se lançant dans la composition d’un poème de métro en parcourant l’intégralité du réseau métropolitain parisien. Pendant plus de 15 heures, il écrira donc un long texte en se pliant aux contraintes littéraire propre au genre du poème de métro. Ce poème a été publié en 1998, chez la Bibliothèque oulipienne.

Maintenant, oui…

Anne

Poèmes de métro, Jacques Jouet, éditions P.O.L., 2000, 21.34€

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