Romain Gary : La Promesse de l’aube, illustrée par Joann Sfar

À partir de quel moment une autobiographie devient-elle œuvre d’art ? Et à partir de quel moment illustrer une œuvre littéraire – qui est censée avoir suffisamment de puissance évocatrice en elle-même pour se passer d’images – devient un choix pertinent ? Je vous propose ici quelques éléments de réponse à l’occasion de la lecture de ce très beau livre.

La Promesse de l’aube : «  une étude très serrée de l’amour »

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Un regard et un stylo acérés

La Promesse de l’aube est une autobiographie que Romain Gary publia en 1960 : il avait alors 46 ans. Le récit alterne entre plusieurs temporalités : l’auteur commence par évoquer un temps présent, au cours duquel il ne semble éprouver qu’une profonde solitude, puis des retours sur sa vie passée, dans un ordre qui, au début du livre, suit davantage le fil de sa pensée qu’une rigoureuse précision chronologique. Ainsi, il se raconte, éprouvant le vide qu’est devenu sa vie alors qu’allongé sur une plage, il laisse la nature mener son cours dans une harmonie qui semble lui être tout à fait étrangère. Et, rapidement, les souvenirs surgissent. Il se remémore ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte, dans lesquels une seule figure domine, celle, sublime et étouffante, de sa mère.

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Les rêves de grandeur et la morsure du réel

En effet, sa mère est partout, tout le temps, elle domine sa vie d’enfant et d’adulte avec un sens de l’excès qui confine à la folie amoureuse. Elle cherche à chaque instant à modeler son enfant pour que sa gloire puisse un jour rejaillir sur elle : son fils doit la protéger, se battre pour elle, devenir un artiste célèbre, un officier décoré, un diplomate de renom, le monde entier doit savoir quel homme de valeur il est. Refusant de vivre dans la réalité du présent, elle ne cesse de voir en son fils que ce qu’il pourrait un jour devenir. On mesure le poids qu’elle fait constamment peser sur les épaules du jeune garçon, qui a compris très tôt qu’il faudrait qu’il atteigne l’impossible pour justifier l’adoration de sa mère. Elle est l’amour absolu qui irradie toute sa vie et elle le lance à la poursuite d’un idéal impossible, puisqu’elle seule en détient les clefs. Sa mère est un personnage solaire qui, dans la folie de cet amour maternel, éclipsera pour Romain Gary toutes les autres formes d’amour :

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Le livre s’achève tout de même sur une image apaisée de la mère

« Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençais à comprendre. Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est ensuite obligé de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans les bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour moi, je me connais en vrais diamants. »

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Joann Sfar a très bien compris le jeu de séduction auquel se livre l’auteur vis à vis de ses lecteurs…

La prose de Romain Gary est très curieuse, assez unique en son genre. Elle est toujours très élégante, même dans les évocations les plus crues, ce qui permet d’ailleurs à l’auteur de poser un regard empreint d’une douce ironie sur ses maladresses et ses errances passées. Lorsque l’auteur se lance dans des passages plus abstraits, dans lesquels la psychologique des personnages est évoquée, c’est toujours avec de nombreuses images qui donnent à ses analyses une grande force lyrique : relisez par exemple l’extrait cité plus haut, dans lequel Romain Gary multiplie les métaphores grandiloquentes (l’aube, le chien abandonnée, la source, le mirage, le poison). Ajoutez tout cela au récit d’un homme tourmenté (« au lieu de hurler, j’écris des livres »), éternel insatisfait (« ce fut sans doute ce jour-là que je suis né en tant qu’artiste ; par ce suprême échec que l’art est toujours, l’homme, éternel tricheur de lui-même, essaie de faire passer pour une réponse ce qui est condamné à demeurer comme une tragique interpellation »), et pourtant héros de guerre, ayant connu les honneurs de la République et de nombreuses conquêtes féminines, et vous aurez le livre d’un séducteur. Pardon de dire cela aussi crûment, mais à chaque chapitre, j’ai eu l’impression que Romain Gary était en train d’essayer de me draguer. Disons plutôt qu’il émane de sa prose une volonté de séduction tout à fait marquée.

Joann Sfar et Romain Gary : la confrontation de deux ego

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J’aime beaucoup cette image, très ironique : Sfar semble se moquer de Romain Gary, qui est en train de multiplier des représentations de son « moi » au cours de son travail autobiographique, alors que dans le même temps, le dessinateur ne cesse de concurrencer l’auteur dans la profusion d’images.

On l’a vu, la prose de Romain Gary est une mise en scène de l’excès et de la séduction, et dans cette logique, le choix de Joann Sfar pour illustrer son autobiographie est parfaitement pertinent. Dans l’excès tout d’abord, puisque Sfar ne se contente pas de deux ou trois dessins par chapitre. Non, il est lui-même très excessif dans la quantité de dessins illustrant le livre à tel point qu’avant même que ne débutent les premières lignes du récit, 12 pages d’illustrations, très belles et très expressives, se sont imposées au lecteur. Dès lors, le ton est donné : c’est un duel que Sfar semble livrer contre Gary, comme pour déterminer lequel des deux écrasera l’autre par la force de ses tourments et le lyrisme de ses évocations. Le résultat aurait pu donner un résultat tout à fait indigeste, mais l’immense talent du dessinateur nous donne à voir ce qu’il faut bien appeler un petit miracle d’équilibre et de justesse.

Une autobiographie qui est un questionnement brûlant sur le monde, un portrait d’une femme irradiant de sa présence même après sa disparition, une recherche d’absolu, un homme aux multiples facettes, une prose élégante, drôle, émouvante et séductrice, et un dessinateur fasciné par le personnage d’un livre avec lequel il cherche une concurrence créatrice : pour toutes ses raisons, lisez La Promesse de l’aube de Romain Gary illustré par Joann Sfar.

Louis

La Promesse de l’aube, Romain Gary, illustré par Joann Sfar, éditions Gallimard et Futuropolis, 2014, 39€

3 commentaires

    1. Merci, c’était le but ! Je ne suis pas tellement friand des romans illustrés, mais là, c’est effectivement une très belle réussite…

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  1. Je suis bien contente de lire cet article et je suis encore plus tentée de me procurer cet ouvrage que vous m’aviez proposé. J’ai déjà hâte de l’avoir entre les mains. Votre billet est encore une fois empreint de justesse et de rigueur. Merci!

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