Tous les ans, à l’approche du 31 octobre, nous vous concoctons pour notre plus grand plaisir une section d’ouvrages pour Halloween, en lien avec la littérature fantastique / d’épouvante, nos tops d’Halloween. Mais depuis deux ans, en plus de notre traditionnel top de l’horreur, nous avons eu envie de consacrer l’ensemble du mois d’octobre aux genres littéraires en lien avec cette fête, avec son lot de sorciers et de sorcières, de monstres et de démons, de revenants de tout poils, de brouillard, de clairs-obscurs et de nuits de pleine lune, de cauchemars et de terreur ! Nous continuons ce nouveau mois de l’étrange avec Arlis des forains, l’un des romans de l’autrice française Mélanie Fazi, autrice surtout connue pour ses nouvelles qui ont déjà été primées à de nombreuses reprises.
Mélanie Fazi, c’est notre étoile montante du fantastique français, et effectivement, c’est une plume prometteuse, qui maîtrise parfaitement sa narration et de nombreux motifs de la littérature fantastique et gothique traditionnelle qu’elle s’approprie et renouvelle avec intelligence et élégance. Arlis des forains est un roman de fantômes, mais comme toute fiction de fantômes, ça nous parle d’autre chose, en profondeur, ici de la mémoire, celle du personnage principal, un enfant trouvé qui vit avec les forains et qui va remonter le fil de sa psyché jusqu’au grand traumatisme de son enfance.
Le récit s’ouvre sur l’arrivée des forains dans la petite ville de Bailey Creek, en Arkansas. Arlis est un jeune garçon de 11 ans qui vit depuis toujours avec eux, enfant trouvé et élevé par Lindy, mère adoptive handicapée qu’il n’appelle pas « maman ». Au milieu d’un tableau haut en couleurs, entre monstres de foire, dresseurs d’animaux sauvages et charmeuse de serpents, Arlis grandit en marge de la société qui le découvre toujours avec les yeux ronds, la bouche bée et des étoiles plein les yeux, alors que lui rêve d’une vie sédentaire, d’une jolie maison et d’une mère qu’il appellerait maman. Mais Arlis vit dans une caravane, s’amuse avec un ours dressé et des singes facétieux, et a pour confident d’un cul-de-jatte alcoolique. À Bailey Creek, il fait la connaissance d’une jeune fille de son âge, Faith, fille de pasteur qui va l’initier à de sombres jeux nocturnes dans un immense champs de blé voué à l’adoration d’une étrange divinité de la Moisson.
Ce roman est empreint d’étrangetés, mais pas d’inquiétantes étrangetés. En effet, il est narré du point de vue d’Arlis, en focalisation interne, aussi, les événements sont-ils retranscrits aux lecteurs et lectrices selon sa propre et singulière subjectivité. Son étrange subjectivité de forain qui a mis du temps à comprendre qu’un homme sans jambe n’est pas « normal » ou que la cicatrice ostentatoire d’une danseuse peut être considérée comme une curiosité. Ainsi, le regard qu’il porte sur l’univers de la foire est en décalage avec le regard bourgeois qu’on y pose par tradition, comme une engeance étrange, sinon monstrueuse. Il en va de même pour les événements fantastiques qui parsèmeront le texte, visions fantomatiques, spectres du passé et dame blanche seront dépeints selon les canons génériques traditionnels, mais sans peur, sans inquiétude, ce qui rend ce texte très original.
Autre originalité qui est au cœur de l’intrigue, le motif du champ de blé. Si je vous parle de champ de blé, vous pensez soleil, chaleur, chant des grillons, rongeurs familiers, poussières, aridité, vie aussi, pain, civilisation, culture. Le blé est un symbole positif fort dans les sociétés européennes — l’équivalent du maïs aux États-Unis dans lesquels se déroule notre histoire —, c’est l’abondance, la fertilité, la richesse. Or, dans Arlis des forains, le champ de blé est un lieu nocturne, Arlis s’y rend en douce avec Faith la nuit, et le champ de blé, alors qu’il est positif dans l’imaginaire collectif, devient inquiétant : il s’y déroule des rites transgressifs avec des litanies d’allures sataniques, son gardien est un épouvantail épouvantable, des bruits menaçants en émanent, son immensité monotone et grise lui donne des allures de néant bien qu’il soit bordé d’arbres tortueux et torturés. Mélanie Fazi fait de ce champ de blé un décor gothique tout a fait singulier et parfaitement propice au surnaturel et au danger, en dépit de sa symbolique bénéfique traditionnelle.
Par la même, le champ de blé devient un espace mental, comme beaucoup de lieux gothiques dans la littérature fantastique. Arlis est un enfant trouvé, aussi, son origine lui est-elle inconnue : dans cette mesure, le champ de blé, plat, gris, vide et monotone, est une représentation très intéressante de la mémoire d’Arlis et du mystère de ses origines. Il va d’ailleurs peupler ce néant de fantômes comme des spectres de son énigmatique passé.
Le traitement des fantômes est ici aussi très original en dépit de leurs airs de déjà vu. Rosie, par exemple, le premier fantôme qui apparaît à Arlis dans une scénographie digne d’un film d’épouvante, convoque les traits typiques de la dame blanche, muette élancée à la longue chevelure brune portant une longue robe blanche et éthérée, un reflet de lune aussi glaçant que ténébreux. Or, cette dame blanche ne fait pas peur, de même que les autres fantômes qui vont hanter le champ de blé. Ici, les fantômes symbolisent la mémoire, une mémoire qui déborde d’Arlis depuis sa petite-enfance, faisant de ce personnage un être si singulier. D’ailleurs, Arlis est très en retrait de sa propre narration au début du récit, cela est très manifeste dans sa relation avec sa copine Faith, une jeune fille suffisante et espiègle, avec un imaginaire débordant et un caractère bien trempé : Faith est dominante dans leur relation mais au fur et à mesure du récit, quand la mémoire d’Arlis revient et qu’il s’affirme de plus en plus, ce rapport de domination s’inverse, au grand dam de la jeune fille vexée.
L’intrigue est amenée avec finesse, de même que le réel propos du roman qui s’affiche par touches, avec patience et subtilité. Mélanie Fazi joue avec l’horizon d’attente de ses lecteurs et lectrices, s’amusant avec les motifs traditionnel du fantastique et les symboles forts de nos sociétés qu’elle renverse sans les trahir, sans les dénaturer, mais en leur insufflant des airs de renouveau, en les habillant de modernité. Le titre même du roman, Arlis des forains, est une bizarrerie : pourquoi pas Arlis le forain ou Arlis et les forains ? L’usage de la préposition « des » paraît ici comme une anomalie, comme si le monde des forains était l’origine même d’Arlis, comme s’il ne venait de nulle part d’autre que du mouvement, comme si son point d’origine était nomade. Ce titre est malin car il donne des indices sur la nature même de son intrigue, qui porte sur cette origine incertaine, fragile et précaire. J’ai beaucoup aimé ce roman qui se lit trop vite en dépit d’un rythme posé et délicat. J’ai trouvé le style de Mélanie Fazi très vivant, très spontané, et donc très efficace. Elle manie les images avec brio et cet aisance est la marque d’une personnalité littéraire forte. Je la relirai avec beaucoup de plaisir et de curiosité.
Anne
Arlis des forains, Mélanie Fazi, Bragelonne, 16.90€
Ma curiosité est piquée. De plus, je n’ai jamais entendu parler de cette autrice. Merci pour cette incursion dans une étrange étrangeté.
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Merci à toi 🙂 J’espère que tu apprécieras cette autrice autant qu’elle m’a plu. Je vais lire prochainement ses nouvelles où, parait-il, elle excelle.
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