La nef des fous de Katherine Anne Porter

Le titre de ce livre est traduit de l’allemand Das Narrenschiff, nom d’une allégorie morale écrite par Sebastian Brant (1458 ? – 1521). L’œuvre fut d’abord publiée en latin : Stultifera Navis en 1494. Je l’ai lue à Bâle en 1932, alors que j’avais encore très vivantes à l’esprit mes impressions de ma première traversée de l’Amérique en Europe. Quand je commençais à songer à mon roman, je fis mienne cette simple et quasi universelle image de la nef de ce monde accomplissant son voyage vers l’éternité. Certes, l’idée n’est pas neuve : elle est très vieille, et durable, et déjà tendrement familière lorsque Brant l’utilisa ; elle convient parfaitement à mon dessein. Je voyage, moi aussi, sur ce navire. 

Ainsi s’ouvre l’unique roman de l’autrice texane Katherine Anne Porter, best-seller américain méconnu en France en dépit de son caractère ambitieux de roman-somme, contenant en son sein l’allégorie même du monde moderne porté par les flots vers son propre naufrage, celui de la Seconde Guerre mondiale. Roman total, donc, où les personnages se multiplient dans un microcosme qui n’échappe pas à la suprématie des dogmes et des rapports de dominations sociaux. Errent ainsi dans une attente de plus en plus pesante des caractères disparates, tous prisonniers de leur classe sociale, de leur religion, de leur genre, de leur ethnie, de leur nationalité, de leur âge, témoins de tensions qui vont devenir aussi insidieuses que glaçantes.

Katherine Anne Porter a mis une trentaine d’années à écrire La nef des fous paru en 1962, dont la trame se déroule en 1931, sur l’Océan Atlantique, à bord d’un paquebot allemand, la Vera, qui mène ses passagers du Mexique à l’Europe. À bord de cet immense bateau, de nombreux personnages embarquent en première classe, mais aussi en classe populaire, dans une topographie mettant en scène l’écrasante domination de la bourgeoisie européenne sur le reste du monde. Dans cette configuration hiérarchisée, les personnages vont évoluer dans une oisiveté lancinante, en proie à des guerres intestines, ce qui permet à l’autrice de caractériser de nombreux personnages qui deviennent les types d’une grande parabole symbolisant le monde occidental qui s’apprête à sombrer dans l’horreur dévastatrice du nazisme. Vaste ambition que ce roman-somme qui réussit la prouesse de parler du monde moderne avec une finesse et une complexité psychologique, ainsi qu’une lucidité singulière tout en mettant en scène des personnages qui s’ennuient dans l’attente du voyage. La traversée permet alors d’exacerber les travers du monde dans lequel les personnages vont débarquer tout en soulignant non sans amertume les aspirations de chacun à trouver sur les rives de l’Europe les espoirs d’utopie que le Nouveau-Monde n’a su contenter.

Parmi les nombreux personnages qui traversent le roman, plusieurs se démarquent, à commencer par le couple querelleur d’Américains non-mariés, Jenny Brown et David Scott, deux artistes-peintres en quête d’un ailleurs qu’ils peinent à déterminer, prisonniers d’un avenir incertain. Jenny est sans doute le personnage le plus important du roman dans la mesure où elle figure à bien des égards une sorte de double de l’autrice : une jeune femme en quête d’un ailleurs où elle pourrait s’émanciper en dehors du couple et s’accomplir artistiquement. Beaucoup d’Allemands sont représentés, comme les Hutten et leur bouledogue, un couple formé d’un professeur et de sa femme déférente — soumise — sans enfant qui vénère leur chien, ou encore les Baumgartner, couple plus jeune qui se déchire souvent devant leur jeune garçon en raison de l’alcoolisme du père. Parmi les Allemands, notons également les deux personnages les plus antipathiques du récit : l’éditeur Herr Rieber au physique porcin et la sournoise Lizzi Spökenkieker, les deux figures les plus explicites du nazisme dans le roman : complotistes, sournois, manipulateurs, pervers, haineux, hystériques. On trouve aussi un vieil illuminé agonisant et son héritier de neveu, le charismatique Wilhelm Freytag, allemand respectable qui perd de sa respectabilité quand le bruit court sur le pont-promenade qu’il a épousé une juive, le juif allemand Löwenthal qui subit l’antisémitisme rampant de la première classe, les antithétiques veuves Rittersdorf et Schmidt, ou encore le bossu Herr Glocken représentant les handicapés tout autant méprisés par les « bonnes gens » que les juifs ou encore les femmes. Parmi les non-Allemands, notons les Américains William Denny, une brute, et Mrs Treadwell, une femme divorcée entre deux âges qui rêve de rejoindre le Paris de sa jeunesse, le Suédois Arne Hanse, la famille suisse des Lutz dont la fille Elsa au physique non-normatif souffre de solitude, ou encore l’époustouflante Condesa, prisonnière politique exilée par le régime mexicain, adulée par un groupe festif d’étudiants mexicains. Une anomalie néanmoins dans la hiérarchie sociale : en première classe, voyage contre toute attente une troupe de danseurs et de danseuses espagnols, maquereaux et prostitués, tires-laines, avec deux jumeaux, Ric et Rac, parfaits petits démons qui vont jouer un rôle assez trouble dans le roman.

Beaucoup de personnages, donc, et beaucoup d’enjeux, de conflits, de micro-événements, de tensions vont se nouer lors de cette traversée. La première partie du roman présente tous ses personnages de manière assez vague, les personnalités seront développées au cours du voyage que nous-mêmes, lecteurs et lectrices, entreprenons avec tous ces passagers et toutes ces passagères. Cette galerie de portraits permet de mettre en exergue les différents types qui composent la société moderne, dans sa conception la plus vaste. Aussi, les classes populaires sont-elles représentées par les travailleurs entassés sur le pont inférieur, comme une foule grouillante et indistincte. En première classe, s’opposent les types du réactionnaire et du révolutionnaire, de l’artiste et du libéral, du nazi et du juif, du patriarche et de la femme émancipée, de la respectabilité et de la bien-pensance, de la jeunesse insouciante et de la vieillesse bridée, le tout dans un jeu de miroirs et de dupes, conduisant inéluctablement ces êtes ballottés vers l’Histoire. Le propos du récit bascule au milieu du roman, avec un événement glaçant : les petites merdes Herr Rieber et Lizzi Spökenkieker font savoir au commandant qu’il accepte à sa table, la table d’honneur, et ce depuis le début de la traversée, un homme marié à une juive. Ce dernier sera exilé à la table du juif, ce qui sera l’occasion pour l’autrice de dénoncer vigoureusement l’absurdité de l’antisémitisme tout en exposant les délires complotistes qui ont conduit les nazis à justifier leur haine — ce qui est particulièrement terrifiant quand l’on constate, près d’un siècle plus tard, que ces arguments et cette rhétorique sont repris par la fange islamophobe de nos contemporains.

Quant au thème de la folie, au-delà de la thématique nazie décriée dans le roman, il naît de cette « anomalie » mentionnée plus haut, avec la présence en première classe de passagers et de passagères issus des classes populaires, personnages qui vont offenser à bien des égards la « bonne société ». Les personnages de Ric et Rac, jumeaux abominables et diaboliques qui sont présentés comme un seul monstre malfaisant, l’œil malicieux et perfide, toujours enclin à faire le mal, vont déambuler dans le récit comme sur le pont-promenade, à l’affût d’un sale coup à faire. Le traitement de ces personnages est très équivoque car Ric et Rac sont foncièrement mauvais, mais ils sont aussi des enfants. La pire scène du roman, une scène de maltraitance bien violente, mettra d’ailleurs en lumière le caractère ambigu et paradoxal de tels personnages, à la fois bourreaux et victimes, coupables et innocents. Ainsi, cette troupe de danseurs et de danseuses espagnoles porte en elle une symbolique forte, car elle vient troubler l’ordre des choses et amène avec elle le chaos. La fête qu’ils donneront en l’honneur du commandant va d’ailleurs mettre en scène le renversement des valeurs qu’ils souhaitent incarner. Durant cette fête, les danseurs vont conquérir la table du commandant, symbole fort du pouvoir, alors que les autres passagers de première classe vont transgresser nombre de conventions par l’abus d’alcool, le sexe, ou encore la violence.

J’ai beaucoup aimé ce roman à l’ambition honorable, celle de parler avec des symboles forts de la société occidentale qui a vu naître le nazisme et de questionner les mécanismes qui ont conduit une telle société aux excès de violence et d’intolérance que l’on connaît. C’est assez éprouvant de lire ce texte aujourd’hui, à la lumière de la montée des fascismes auquel nous assistons, aussi impuissants que les passagers de la Vera qui ne sont que les témoins inactifs d’un mal auquel ils ne veulent pas se mêler. Les rouages qui ont déjà mené le monde sur les rives abjectes de la Seconde Guerre mondiale me paraissent étrangement familiers et j’ai peur d’être embarquée sur cette même nef des fous, où mes concitoyens sombrent de plus en plus profondément dans l’intolérance, la peur de l’autre, le racisme, l’islamophobie, le complotisme, la haine et la violence. Si c’est à bord d’une telle nef que nous voguons, le naufrage sera notre seul salut.

Anne

La nef des fous, Katherine Anne Porter, traduit par Marcelle Sibon, Éditions du Seuil, 17.70€