Avez-vous déjà lu… un Vian inachevé achevé ?

De nombreux auteurs nous ont quittés prématurément, laissant derrière eux une œuvre interrompue brutalement, des projets en suspens, des manuscrits inachevés, de bonnes idées inabouties, des livres jamais écrits. Parmi eux, Boris Vian, décédé à l’âge de 39 ans, nous a laissés, en dépit de son jeune âge, une poignée de chefs-d’œuvre aussi bizarres que fascinants, une œuvre étrange et singulière, entre onirisme et cauchemar, entre symbolisme et réalisme. Lui aussi nous a quittés avec des projets plein la tête, mais aussi des idées plein ses tiroirs…

… Ellen Brewster… Ellen Brewster… Ellen Brewster…

Tel est l’incipit riche en de sens d’un polar inachevé, dont les feuillets ont reposé près de 70 ans dans une chemise.

Ritournelle en monovocalisme — contrainte qui consiste à rédiger un texte avec une seule voyelle —, rythme ternaire — il s’agit d’un alexandrin trimètre rompant avec la tradition qui veut que l’alexandrin ait une césure à l’hémistiche — qui tient ici un rôle onomatopéique, mimant le bruit du train dans lequel Frank Bolton, personnage au destin lui aussi inachevé, se réveille soudainement. Que c’est bon de relire du Vian ! Et grâce au travail de nombreuses personnes, nous autres, lecteurs et lectrices, pouvons aujourd’hui découvrir un inédit de cet auteur si atypique, polar dont il a écrit un synopsis « tellement bon » qu’il en était lui-même« étonné et légèrement admiratif » ! Voici comment…

De son vivant, Boris Vian n’a vu que quelques unes de ses œuvres publiées. Après sa mort en 1959, son épouse, Ursula Vian Kübler, s’est démenée pour que ses œuvres complètes soient éditées. Pour ce faire, elle a bénéficié de l’aide du Collège de Pataphysique, dont Boris Vian était l’un des membres émérites, mais aussi de trois éditeurs dont Fayard qui publiera, entre 1999 et 2003, 9960 pages en quinze volumes regroupant l’œuvre intégrale de Boris Vian. Mission accomplie !

Mais le remarquable travail de mémoire entrepris par Ursula Vian Kübler ne s’arrête pas là. En effet, elle conserve précieusement un manuscrit inachevé, rédigé en 1950 ou 1951, dans une pochette, une cinquantaine de feuillets comprenant un synopsis et les quatre premiers chapitres d’un roman. Et de ce manuscrit, elle souhaite faire quelque chose de digne, comme elle le confie à Nicole Bertolt avant sa mort. Cette dernière, aujourd’hui chargée de gérer l’œuvre de Boris Vian, respectera la volonté d’Ursula Vian Kübler en faisant de ce manuscrit une belle histoire : par son entremise, la cohérie Boris Vian donne carte blanche à l’OuLiPo pour achever ce roman inachevé. Pourquoi l’OuLiPo ? En raison de la fraternité littéraire entre le pataphysicien qu’était Boris Vian et les membres fondateurs de l’OuLiPo, né au lendemain de la mort de Boris Vian qui, s’il n’était parti si tôt, aurait assurément participé à sa création.

Couverture réalisée par l’oulipienne Clémentine Mélois en hommage aux Éditions du Scorpion et aux recherches graphiques de Jean Cluseau-Lanauve.

Le roman en question est paru aux éditions Fayard en janvier 2020, il s’intitule On n’y échappe pas, car c’est sur ces mots que s’achève le synopsis original écrit par Boris Vian. C’est un roman noir et, s’il avait été envisagé pour la Série noire de Gallimard et non les éditions du Scorpion qui avaient édité les quatre polars de Boris Vian signés Vernon Sullivan, force est de reconnaître que le roman en question était destiné à être un Vernon Sullivan et non un Boris Vian — dans cet article, nous vous racontons l’histoire insolite de Vernon Sullivan. En effet, le récit se déroule aux États-Unis, à Black River, et campe des personnages traditionnels du polar américain des années 1940. L’OuLiPo a donc joué le jeu avec le paratexte, ajoutant des « notes du traducteur » pour faire illusion, comme Boris Vian l’avait fait pour ses autres polars.

L’édition de Fayard est enrichie de notes et d’annexes qui racontent les coulisses de l’écriture de ce roman par six membres de l’OuLiPo, qui ont gardé intacts les quatre premiers chapitres écrits par Boris Vian. Pour les douze chapitres suivants, les oulipiens ont rajouté des personnages et déroulé l’intrigue jusqu’au dénouement prévu par l’auteur, en prenant soin de bien contextualiser le récit dans l’Amérique des années 1940. Ils ont évidemment multiplié les références à Boris Vian et son œuvre tout en conservant ce qui faisait la patte de Vernon Sullivan — les questions raciales, la violence du propos et la sexualité. Ils ont aussi conservé le style si singulier de l’auteur, en jouant avec les niveaux de langage ou en usant de métaphores sullivanesques ! Le ton général de Vian est aussi travaillé, jouant entre la noirceur du texte et des moments d’humour rafraîchissants. Et comme un oulipien reste un oulipien, le texte est bourré de contraires littéraires : on retrouve par exemple de nombreux paronymes, mais aussi un « beau présent », contrainte inventée par Perec qui consiste à écrire un poème avec pour seules lettres celles qui composent le nom de l’être aimé ; un chapitre est un centon composé uniquement de phrases extraites de l’œuvre de Boris Vian, etc.

Le polar en lui-même est très plaisant à lire. Il raconte le retour au pays d’un jeune colonel de l’armée américaine de la guerre de Corée, une prothèse en guise de main gauche, et des souvenirs traumatiques de feux assassins dans la tête. À peine sera-t-il rentré au domicile familial, où des nombreuses tensions demeurent, qu’il se rendra compte que toutes ses anciennes conquêtes tombent comme des mouches. Avec l’aide d’un ami détective, il mènera une enquête de plus en plus sombre. Le roman se dévore en quelques heures, il donne sacrément envie de relire Vernon Sullivan, Raymond Chandler, mais aussi et surtout Boris Vian. Soyons solennels, c’est un magnifique hommage oulipen à ce grand auteur, tout en humilité et plein d’admiration !

Anne

On n’y échappe pas, Boris Vian et l’OuLiPo, Fayad, 18€