Rêves de garçons de Laura Kasischke

Avec ce court roman qui s’articule autour du thème de l’adolescence, Laura Kasischke joue une nouvelle fois sur nos peurs primaires, sur nos préjugés et sur les codes des genres fictionnels, nous plongeant dans un suspens particulièrement efficace. Car ce n’est pas seulement les personnages qui se trouvent ici pris dans une toile d’araignée, mais aussi nous autres et nos idées reçues, familiers des teenage fictions. Au-delà du roman de genre, l’autrice américaine nous parle de notre société fondée sur des rapports de domination à travers un portrait sans concession d’adolescentes qui représentent le meilleur de ce l’Amérique a à offrir, les cheerleaders. Le rêve des garçons et celui des bourgeois.

C’est dans un camp d’été pour pom pom girls que Rêves de garçons trouve son cadre, dans une nature sauvage au cœur d’une forêt, à proximité d’un lac, où s’exhument de leur vie souterraine des cigales de 17 ans le temps de se reproduire avant de mourir, dans une tonitruante cacophonie. Comme les cigales, nos héroïnes ont 17 ans. Elles ont quitté le domicile familial sécurisant pour quelques jours dans une nature sauvage. Elles sont belles, lisses, riches. Pas de Carrie ici, pas de jeune héroïne introvertie et discrète : Laura Kasischke nous plonge du côté des autres, des Chris et des Susan du roman de Stephen King, des insupportables pestes privilégiées, gâtées, souriantes, sportives, canons, lisses. Populaires. Ici, elles s’appellent Kristy, Desiree et Kristi avec un i. Des Américaines typiques… ou du moins, ce que toutes les Américaines qui se respectent aimeraient être : la perfection. Autodiscipline énergie caractère classe sportivité autorité condition physique parfaite. Être la meilleure. C’est au volant de sa Mustang décapotable rouge que nous découvrons la narratrice du récit, Kristy, partie en douce du camp avec deux copines pour aller nager dans le lac le plus profond d’Amérique, le Lac des Amants. Mais lors d’une pause à la station-service, la jeune adolescente, surnommée Sœur Sourire et Miss Jovialité à cause de son imperturbable amabilité, sourit machinalement à deux gars du coin, des bouseux, qui vont suivre à bord de leur vieux tacot les jeunes insouciantes.

Le cadre est propice à une histoire cousue de fils blancs. Ce qui va arriver, on le voit venir de loin et on l’attend. Et on l’attend. Et on l’attend. Et la chronologie devient chaotique, tant et si bien qu’on l’attend, encore et toujours. Et le suspens se fait peur. Et une simple escapade aux toilettes dans la nuit devient un cauchemar… Car Laura Kasischke prend le temps de nous perdre tout en maintenant une tension narrative de plus en plus pesante. Et pendant qu’elle nous perd, pendant les diversions narratives, elle nous parle d’adolescence et plus précisément, de l’éducation des jeunes filles, sexiste et oligarchique, à qui l’on matraque à tout va la culture du viol et l’infériorité des femmes sur les hommes, des pauvres sur les riches, des bouseux sur les bourgeoises — seul cas de figure où les femmes sont supérieures aux hommes. Car nos jeunes héroïnes sont bien nées, du côté des privilégiées qui n’ont qu’à se soucier des leur coupe de cheveux, de leurs amitiés et leurs amourettes, elles n’en sont pas moins de jeunes filles qui subissent une éducation sexiste culpabilisante : elle suivent un conditionnement de cheerleading pour devenir parfaites, c’est à dire aimables, belles, minces et toniques, séduisantes, pleines d’entrain et d’énergie, sans vulgarité ni folie, toutes semblables, sans se démarquer les unes des autres, sans faire d’ombre aux garçons qu’elles encouragent. De jolies petites poupées bien lisses, bientôt bonnes à épouser leur quarterback. Mais même en devenant aussi parfaites que notre Kristy « Miss Jovialité », elles ne sont pas affranchies des inégalités entre hommes et femmes : c’est ainsi de leur faute si elles sont harcelées, si elles sont suivies par deux types en voiture (elle a souri, elle est coupable), etc. Laura Kasischke montre avec un cynisme assez grinçant ces mécanismes de pensées sexistes, acquis dès l’enfance, qui conditionnent le comportement de ces adolescentes sans histoires. Le cours d’auto-défense est ici un exemple d’absurdité particulièrement ironique.

Le récit fait des aller-retours entre deux jours passés dans le camp d’été, dépouillé de tout artifice et confort, et le quotidien opulent de la narratrice dans sa famille et son lycée bourgeois. Ainsi, Laura Kasischke nous parle d’adolescence à travers un voile de légèreté et d’insouciance, évoquant les aléas de cette période existentielle charnière. Mais en déplaçant ce quotidien dans le camp en pleine forêt, Laura Kasischke va jouer avec une réseau symbolique en lien avec la sauvagerie, la part d’ombre. J’ai été tout de suite frappée par le bestiaire présent dans le roman, notamment les insectes qui m’ont immédiatement rappelé la scène d’ouverture de Blue Velvet de David Lynch, film que l’autrice adore et à qui elle emprunte une imagerie très puissante : comme dans le film, elle joue sur le contraste entre une représentation stéréotypée d’une Amérique polie et idéalisée, incarnée dans le film par la barrière blanche, dans le roman par les cheerleaders, et l’horreur qui s’y cache, à nos pieds, des insectes monstrueux et grouillants. De même que dans le film de Lynch, le roman de Kasischke grouille de bestioles, portant chacune une symbolique particulière, principalement un glissement des faux-semblants vers la noirceur, des rêves vers les cauchemars. Il y a l’hécatombe de cigales qui, après avoir dominé acoustiquement le camp, meurent par centaines, comme une plaie. Les mouches attirées par l’odeur des jeunes filles sortant du lac comme si elles étaient déjà mortes sont aussi des images mortifères. De la même manière, une araignée tissant sa toile dans les toilettes du camp apporte avec elle une symbolique de prédation, accentuée par la mention des animaux nocturnes de la forêt, comme les phalènes mais aussi les chouettes effraies. Le bestiaire apporte évidemment avec lui un imaginaire en lien avec la sauvagerie mais aussi l’irrationnel et une esthétique gothique.

Autre élément naturel à la symbolique riche, le Lac des Amants est également un lieu obscur. Présenté comme noir et sans fond, il devient un symbole de l’inconscient et de ses pulsions, le lieu de la transgression, notamment sexuelle. L’autrice aborde d’ailleurs cette question de la découverte de la sexualité chez les adolescentes de manière assez cruelle, la sexualité féminine étant un sujet tabou dans nos sociétés. De plus, le camp en lui-même apporte avec lui tout un imaginaire familier, propre à l’adolescence et son goût pour l’épouvante : l’autrice met en avant les histoires étranges et inquiétantes qu’on se raconte autour du feu, installant insidieusement une ambiance propice au fantastique alors que le récit fonçait tout droit vers un drame sociale et intime. Le fantastique est d’ailleurs cher à l’autrice des Revenants qui, à nouveau, joue sur l’ambiguïté, sinon la tension, entre le surnaturel et le réel. Le genre de l’épouvante et ses figures stéréotypées d’ados débiles qui se mettent inconsciemment en danger sont ici maniées avec une douce ironie et pourtant, ce roman fait peur. Même si les héroïnes sont insupportables, même si la situation semble un bon gros poncif du genre, regarder une inconsciente seule dans la nuit, ça fait toujours peur. Car cette trouille, on est nombreuses à l’avoir ressentie viscéralement, aussi, l’empathie devient-elle ici presque naturelle. Une menace plane, elle traverse le roman, fait monter la tension, et avec rien, l’autrice nous fiche une belle frousse !

Le roman est évidemment parfaitement maîtrisé, la construction, qui malmène la chronologie, nous conduit à une chute finale qui, en dépit de son aspect à la fois brusque, inopiné et violent, se charge d’un sens plus profond qu’il en a l’air — c’est souvent le problème des chutes dont on ne retient que le sensationnalisme. La chute appuie ici le propos principal du texte : Laura Kasischke nous parle du mythe de la femme parfaite et du mythe d’une Amérique parfaite, de la supercherie du rêve américain qui, sous leur vernis de perfection bourgeoise, sont empreints d’une noirceur rampante et viciée, de violence et d’immoralité. L’archétype de la cheerleader est ici brutalement esquintée, à coup d’ironie grinçante et de vérités glaçantes. On en redemande !

Anne

Rêves de garçons, Laura Kasischke, traduit par Céline Leroy, Le Livre de poche, 7.40€

2 commentaires

  1. Anne, je suis en train de lire cette écrivaine à la suite de ton billet sur Les revenants. J’aime beaucoup sa plume et l’ambiance que l’on retrouve dans le récit. . Elle sait jouer avec le lecteur. Merci pour la découverte. Vive l’Amérique et ses mythes!

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  2. Ravie que tu prennes plaisir à la découverte de Laura Kasischke. J’aime beaucoup aussi cette ambiance qu’elle pose en jouant avec l’horizon d’attente des lecteurs et des lectrices. J’ai un gros gros faible pour la littérature américaine 🙂

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