Jesse le héros de Lawrence Millman

Jesse le héros est un roman sombre qui nous immerge dans l’atmosphère poisseuse d’un trou perdu dans le New Hampshire, aux États-Unis. Mais surtout, le récit nous propulse dans la tête de l’idiot du village, un gosse ultra-violent, impulsif, dénué d’empathie et de remords, bref, un bon gros psychopathe en devenir ! Jesse le héros est un roman très noir où la violence contamine tout, où tout est sale, moche, puant, sordide. C’est le récit d’une dégringolade dans la folie, porté par la voix d’un gosse asocial, inculte et profondément idiot, dont le seul référent est son interprétation superficielle et réductrice de ce qu’il voit à la télévision. Un texte dérangeant qui joue l’équilibriste entre la noirceur et le grotesque, dans un récit de tous les excès.

Lawrence Millman est un auteur américain quasiment inconnu en France, seulement deux de ses livres ont été traduits en langue française. Cet auteur est avant tout un aventurier, un explorateur même, qui a mené de nombreuses expéditions dans des coins désertés du monde, notamment en Arctique. Il a également découvert un lac inconnu à Bornéo et donné son nom à une montagne dans le Groenland oriental. Acte Sud a publié l’un de ses textes de voyage sous le titre Coins perdus, Un parcours dans l’Atlantique Nord. L’autre livre de Lawrence Millman traduit en langue française est Jesse le héros, un roman a mille lieues des productions du Lawrence Millman explorateur. C’est un roman sur la folie, sans glamour ni exotisme, juste une brutalité crue et irrationnelle. L’exploration d’une psychose. Il est paru en 1982 et n’a été publié en France qu’en 2018 grâce à la traduction de Claro, dénicheur de perles littéraires anglophones.

Le récit se déroule en 1968, à Hollinsford, un trou perdu du New Hampshire, alors que le printemps peine à pointer le bout de son soleil et que la neige couvre d’un manteau blanc la nature environnante. Jesse vit seul avec son père, alors que son grand frère Jeff a été mobilisé au Vietnam. Il passe ses journées devant la télévision à regarder des images de guerre, dans l’attente d’y voir son frère héroïque. Il ne va pas à l’école, ne sait ni lire ni écrire. C’est l’idiot du village, rejeté par les autres enfants qui se moquent de lui sans que il s’en rende vraiment compte : il ne comprend ni les implicites sociaux ni l’ironie. Mais depuis quelques temps, son père se désespère de l’état de Jesse qui empire avec l’adolescence. Ce dernier a en effet violé une jeune fille et son père menace de l’interner, même si ça lui brise le cœur. C’est alors que le grand frère Jeff rentre à la maison le temps d’une permission. Le soir de son arrivée, le soldat est accueilli par une fête qui sera le point de départ d’un engrenage de folie meurtrière d’une noirceur extrême.

Ce récit, bien qu’il soit à la troisième personne, est portée par la voix de Jesse. Aussi, le lecteur et la lectrice sont immergés dans la tête d’un idiot, mais surtout d’un psychopathe : on peut ainsi observer les rouages psychologiques qui conduisent Jesse à la violence, actes qui obéissent à l’implacable logique de l’absurdité, dirigés par des pulsions de mort. Jesse n’a pas conscience du bien et du mal, il porte sur la vie le même regard distancié qu’il porte sur son écran de télévision, s’imaginant le Vietnam comme un terrain de jeux fantastique où prendre le soleil tout en jouant à la guerre, comme un enfant joue aux cow-boys. Car Jesse, c’est « l’enfant » et sa vie est un immense jeu de rôle où il s’imagine héros de guerre. Le récit joue d’ailleurs sur la fragilité du réel tel que le perçoit cet enfant : ses visions sont-elles le fruit de son imagination ou sont-elles des hallucinations ? L’enfant contrôle-t-il ou subit-il ses visions ? L’épisode de la sorcière est assez symptomatique de cette distorsion de la perception du réel : Jesse voit/imagine une sorcière terrible qui le harcèle depuis des années, mais il se comporte comme si elle était vraiment à sa fenêtre, à le tourmenter : il ne joue pas à avoir peur, il est réellement terrifié. Lawrence Millman nous plonge ainsi dans une tête malade, sujet à des troubles psychologiques terribles. Nous devenons ainsi les témoins effarés d’actes abjects, de viols et de meurtres, exécutés froidement, sans émotions ni empathie, avec une naïveté malsaine, mis en scène dans un délire amoral où la réalité n’a plus de prise sur le malade.

L’écriture contient en elle cette violence : l’auteur porte la voix de son (anti)héros dans un travail stylistique qui compose avec la perception pathologique de Jesse mais aussi son ignorance, son inculture et sa déficience intellectuelle. La syntaxe et le vocabulaire, mais aussi le rythme — tachycardique — sont ainsi travaillés pour signifier l’état mental impulsif de Jesse et mettre en valeur ses raisonnements absurdes, parfaitement déconnectés du réel. Exercice d’écriture virtuose que de porter cette voix intérieure pauvre et narcissique, qui rompt peu à peu avec toute forme de rationalité. Jesse est aussi poussé par des pulsions, il se laisse aller au gré de désirs brutaux, sensible au présent et à ses envies, sans soucis des causes ni des conséquences de ses actes. Il viole et tue sans comprendre les implications de ce qu’il fait, sans que l’autre fasse partie de ses préoccupations. L’autre ne compte pas. L’autre fait partie du décor dans lequel Jesse veut jouer, comme si les autres n’étaient que des figurines sans vie ni sentiments. Des petits soldats de plomb. La folie, l’irrationalité, le chaos sont les moteurs du texte qui trouve néanmoins sa propre logique, dans un réseau thématique de l’horreur qui va faire office de logique dans la tête de Jesse, mais aussi de cohérence interne dans le roman. Car si l’imprévisibilité caractérise les pensées de Jesse, le roman, lui, trouve divers points d’ancrage pour tenter, maladroitement peut-être, désespérément sans doute, d’expliquer. Et c’est, selon moi, en cela qu’un propos émerge, par cette ultime tentative d’expliquer, de s’accrocher à la raison, de trouver un sens. Parce qu’elle justifie la folie et, par là même, elle questionne l’innocence. Et le rôle de la société dans ce questionnement.

D’ailleurs, si le personnage de Jesse est ultra-violent, l’environnement dans lequel il évolue l’est tout autant. Ce monde est dépeint selon le point de vue de Jesse, focalisé sur la mort et le sexe. Il ne retient des histoires que lui raconte son frère que celles de profanations et de cadavres, il n’entend des racontars sur ses voisins que ceux relevant d’incestes et de pédophilie, il ne regarde que la guerre à la télévision. Mais le fait est que toutes ces saloperies existent ! Tout ce qui entoure Jesse est sale, puant, corrompu, pourri, vil. Le mal prédomine. Aussi, l’expérience de lecture devient rapidement asphyxiante car rien n’adoucit la psychose ni la violence, sinon peut-être l’amour du père — ou sa culpabilité — dans lequel le seul espoir du roman réside. Et la chute du roman viendra annihiler tout forme d’espoir. Jesse le héros, titre ô combien ironique, est ainsi un roman troublant, d’une noirceur dérangeante, qui surenchérit dans le sordide au fur et à mesure du récit : cette surenchère est sans cesse sur la corde raide, le propos risquant à tout moment de sombrer soit dans un sensationnalisme gratuit, soit dans le grotesque des excès. Le sujet s’y prête. L’écriture sauve le tout. Et ça marche. Joli travail d’équilibriste, bien que la chute aurait pu, si le genre ne s’y prêtait pas, faire déraper l’écrivain-funambule.

Anne

Jesse de héros, Lawrence Millman, traduit par Claro, 10/18, 7.50€

3 commentaires

  1. je trouve que les articles d’Anne sont particulièrement clairs, bien fournis et circonstanciés: sans jamais en dire trop, ils savent suggérer seulement et donnent toujours envie de lire le livre dont elle parle

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