La Locataire de Wildfell Hall de Anne Brontë

La famille Brontë est célèbre pour avoir engendré trois autrices remarquables, tout le monde s’accordant à dire que les trois sœurs ont écrit autant de chefs-d’œuvre de la littérature anglaise du XIXe siècle. Si j’ai adoré Les Hauts de Hurlevent, l’unique roman d’Emily, et plus encore Jane Eyre de Charlotte, je n’avais jusqu’alors pas eu la curiosité d’explorer l’œuvre d’Anne Brontë, autrice de deux romans aux tons très différents. J’ai commencé avec Agnès Grey, premier roman somme toute anecdotique, témoignage des conditions difficiles des gouvernantes dans l’Angleterre victorienne. Il est d’ailleurs difficile de croire que la même autrice ait écrit ce sage récit et, un an plus tard, le subversif La Locataire de Wildfell Hall, tant ce dernier roman, plus complexe dans sa forme et dans la violence du propos, vient asséner un coup de pied bien placé dans la morale victorienne de l’époque. Parue en 1848, La Locataire de Wildfell Hall est considéré comme l’un des premiers romans féministes, mettant en scène une héroïne forte et franche, et dénonçant amèrement la place des femmes dans la société. Un chef-d’œuvre évidemment, tant dans son propos contestataire que dans ses qualités littéraires et narratives !

Le roman de Anne Brontë, originellement intitulé The Tenant of Wildfell Hall, est paru en France dans plusieurs traductions sous des titres très variés : La Dame du manoir de Wildfell Hall, La Recluse de Wildfell Hall, La Châtelaine de Wildfell Hall ou encore, de manière plus littérale, La Locataire de Wildfell Hall. Il me semble que le roman est plus connu sous ce dernier titre que j’utiliserai donc ici, bien que mon choix se soit porté sur la traduction de Denise et Henry Fagne qui titrent le roman La Dame du manoir de Wildfell Hall. Cette multiplication de titres pour désigner en français une même œuvre ne participe assurément pas à sa visibilité, ce qui est fort dommage car, même si la postérité se souvient davantage d’Emily et de Charlotte, Anne Brontë n’a rien à envier à ses talentueuses sœurs ! Au contraire, son roman présente des qualités littéraires indéniables, un sens de la narration éprouvant et des personnages d’une profondeur et d’une violence saisissantes !

Le roman se présente sous une forme épistolaire : il s’agit d’une lettre, comme une longue confidence, rédigée par Gilbert Markham à l’attention d’un certain J.Halford dont nous ne découvrirons le lien avec son correspondant qu’à la toute dernière page du roman. Cette lettre raconte la rencontre entre Gilbert et une certaine Helen Graham de manière chronologique. Cependant, une longue analepse y est insérée, sous la forme d’un extrait du journal intime de cette mystérieuse femme. Un narrateur et une narratrice prennent ainsi la parole pour conter une histoire aux intrigues multiples, avec de nombreux personnages issus des différentes classes sociales. Ces deux points de vue évoquent les événements selon des sensibilités sincères, permettant une plongée dans l’intimité des personnages et leur intériorité, mettant en valeur la violence de leur sentiments.

Le récit commence en 1827, dans la campagne anglaise. La soudaine arrivée d’une mystérieuse femme, accompagnée de son jeune fils et d’une vieille nurse, dans le manoir délabré et isolé de Wildfell Hall, devient rapidement la cible des racontars du voisinage, dont fait partie le jeune Gilbert Markham qui sera troublé, agacé puis charmé par cette gracieuse peintre, autonome et insaisissable. Helen Graham, car c’est ainsi qu’elle se fait appeler, se fait d’emblée remarquer par son caractère direct, franc et mais aussi froid, voire glaçant, une certaine forme de rigidité quant à l’éducation de son fils et son refus d’écouter ses voisines et ses voisins, si prompt·e·s à lui reprocher sa conduite et lui dicter celle qu’il serait de bon ton qu’elle affiche. Elle est dépeinte au travers du regard extérieur des braves gens, puis, par sa propre voix, dans son journal intime qui lève le voile sur les zones d’ombres qui l’entourent en narrant sa rencontre avec le charismatique Arthur Huntington ainsi que les circonstances qui l’ont conduite à Wildfell Hall.

Au travers une galerie de personnages féminins variés et des relations qu’elles entretiennent avec les hommes, qu’ils soit pères, frères, maris, amants, amis, le roman traite de la place des femmes dans la société victorienne, femmes objetisées qui deviennent une charge pour leur famille si elles ne sont pas vite mariées (et le mariage se doit d’être bon et d’obéir aux lois des classes sociales), qui deviennent la propriété de leur époux une fois la bague au doigt. Il faut se souvenir qu’au moment de la parution du roman, une femme mariée a en Angleterre les mêmes droits qu’un enfant mineur (c’est à dire qu’elle ne peut ni voter, ni posséder quoique se soit, ni porter plainte…), elle doit obéissance à son mari, ses biens deviennent la propriété de son mari et son rôle est cantonné à celui de maîtresse de maison, responsable du bien-être et du bonheur de sa famille. Le couple forme une seule et même personne morale et la femme perd le peu de droits qu’elle a en cas de divorce, y compris ses droits parentaux. Dans cette perspective, Helen est à la fois l’héroïne, mais aussi le scandale de ce roman, jugé si subversif à sa sortie que même Charlotte Brontë s’opposera à sa réédition, une fois sa sœur décédée. Nous suivons le parcours de Helen au sein de son mariage qui va la voir dans un premier temps soumise et résignée, puis révoltée. Elle s’émancipera au fil des pages, n’hésitant pas à dire aux hommes ce qu’elle pense, tenant tête aux figures d’autorité, dénonçant les inégalités dans l’éducation des filles et des garçons, s’imposant une ligne de conduite morale inflexible, rejetant les vertus féminines victoriennes de docilité et de soumission.

Mais au-delà du parcours d’une femme, le roman met en scène une relation conjugale toxique. Fortement inspiré par Brandwell, le frère terrible des sœurs Brontë, le personnage d’Arthur Huntington, d’abord charmant et charmeur, drôle et malicieux, s’avéra être une brute débauchée, malveillante, cruelle et violente. Et c’est là que sont convoqués tous les talents d’écriture d’Anne Brontë : elle dépeint avec force et justesse comment s’instaure lentement, insidieusement, vicieusement une relation de harcèlement moral au sein d’un couple qui était promis à de longues années de bonheur. Elle décrit sans compromis les ravages de ces tortures mentales, de ces cruautés et de ces humiliations quotidiennes sur la victime, faisant par la même monter tout aussi sensiblement une tension narrative oppressante. Rarement la lecture d’un roman ne m’aura mis dans un tel état de rage, j’en ai eu les mains qui tremblent ! Aussi directe que son héroïne, Anne Brontë s’arme d’une écriture crue, vive et franche pour dénoncer l’horreur de ces relations malsaines, mais aussi les affres de l’alcoolisme, et ses ravages collatéraux. Le choix narratif du journal intime est particulièrement percutant, car il révèle les sentiments contradictoires et violents que subit l’héroïne, passant du désespoir à l’espoir, de l’inquiétude à l’affliction, de la culpabilisation et à la honte, de l’amour à la haine, de la peur au mépris… C’est une lecture aussi éprouvante que bouleversante, absolument addictive et évidemment essentielle.

Anne Brontë a fait scandale au moment de la parution de La Locataire de Wildfell Hall. Son personnage principal est jugé trop franc et trop subversif, manquant cruellement des qualités de docilité et d’amabilité propres aux femmes de l’âge victorien. On reproche également à l’autrice la brutalité et la morbidité de nombreuses scènes jugées trop vulgaires, ainsi que son langage cru. Anne Brontë s’en défend ardemment ainsi :

Lorsqu’il faut en venir au vice et aux tempéraments vicieux, je maintiens que le mieux est de les dépeindre tels qu’ils sont réellement, plutôt que de la façon dont ils voudraient apparaître. Représenter une mauvaise chose dans sa lumière la moins offensante est sans doute le cours le plus agréable à suivre pour un auteur de fiction, mais est-il le plus honnête ou le plus sûr ? Vaut-il mieux révéler les pièges et embûches de la vie aux jeunes et aux étourdis, ou les couvrir de branches et de fleurs ? […]
Je suis convaincue que lorsqu’un livre est bon, il l’est quelque soit le sexe de son auteur. Tous les romans sont ou devraient être écrits pour les hommes comme pour les femmes. J’ai de la peine à concevoir comment un homme pourrait se permettre d’écrire quoi que ce soit qui puisse être véritablement déshonorant pour une femme, ou pourquoi une femme devrait être censurée pour avoir écrit quoi que ce soit qui puisse être considéré comme approprié ou bienséant pour un homme.

Ces partis-pris stylistiques et littéraires, qui ont fait scandale au XIXe siècle, ne se sont pas affadis avec les années. Lire aujourd’hui La Locataire de Wildfell Hall reste une expérience très forte : l’écriture est tout aussi directe et dérangeante, témoignage courageux et honnête de violences sociales, loin des représentations édulcorées qu’on retrouve encore aujourd’hui dans de nombreuses fictions. Le harcèlement moral au sein d’un couple est encore aujourd’hui un sujet controversé, l’alcoolisme couvre encore de honte ceux qui y assistent quotidiennement, la place des femmes dans la société est encore et toujours définie en fonction du patriarcat. Aussi, le parfum de révolte qui se dégage de ce roman résonne-t-il aujourd’hui encore avec une vivacité certaine, nous rappelant qu’il reste encore du chemin pour parvenir à une société égalitaire et juste.

Anne

La Dame du manoir de Wildfell Hall, Anne Brontë, traduit par Denise et Henry Fagne, Archipoche, 2012, 6,60€

10 commentaires

  1. Ça fait longtemps, qu’après avoir découvert Emily et Charlotte, j’ai envie de m’essayer à la plume d’Anne Brontë et ton article me donne encore plus envie 🙂

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    1. Ravie de te donner envie de lire Anne Brontë 🙂 J’ai mis trop de temps à la découvrir et honnêtement, je suis tout aussi enthousiasmée par cette lecture qu’après avoir lu les chefs-d’œuvre de ses deux sœurs !

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      1. Jane Eyre c’est un peu le livre qui m’a fait « entrer en littérature ». Les sœurs Brontë, ça aura toujours une saveur particulière pour moi je crois 🙂

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    2. Pour ma part, j’ai lu en premier Les Hauts de Hurlevent pendant l’adolescence (on avait un très belle édition ancienne à la maison), puis Jane Eyre pendant mes études. Il faudra d’ailleurs que je lise les autres romans de Charlotte Brontë. J’adore les univers de ces autrices, leurs œuvres sont vraiment des ovnis dans le paysage littéraire anglophone. Je ne comprends toujours pas pourquoi je n’ai pas dévoré tout ce qu’elles ont écrit depuis des années…

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  2. Comme vous j’ai lu ce roman dans cette nouvelle édition de poche et j’ai beaucoup aimé cette histoire, la narration épistolaire et le caractère très moderne finalement de la vision de l’auteur sur le lien conjugal.

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