Les Métamorphoses d’Ovide, par Marie Cosnay

J’ai découvert Les Métamorphoses d’Ovide, ce monument de la littérature antique, lors de mes études de lettres modernes car, je l’avoue honteusement, je ne vais pas spontanément vers les lettres classiques. Mais si je manque parfois de curiosité littéraire, je sais admettre quand un texte dépasse largement mon horizon d’attente, biaisé par mes sempiternelles craintes de m’ennuyer prodigieusement en lisant de la littérature d’avant les Lumières. Plusieurs auteurs et autrices m’ont déjà pourtant prouvé le contraire, comme Homère, bien sûr, mais aussi Chrétien de Troyes, Robert de Boron, Rabelais, Racine et pleins d’autres ! Évidemment, Les Métamorphoses d’Ovide m’ont surprise et enchantée, comme tant d’autres récits classiques, mais aujourd’hui encore, je ne me dis que trop rarement : « Tiens, je me ferais bien une petite épopée antique/tragédie classique/roman de chevalerie/recueil des Pléiades,etc. » et j’ai bien tort. Heureusement, j’apprends en vieillissant, et quand les Éditions de l’Ogre ont annoncé la parution d’une nouvelle traduction des Métamorphoses, j’ai trépigné d’impatience à l’idée de redécouvrir ce texte formidable ! Le livre est depuis octobre dernier disponible en librairie, un ouvrage d’une grande élégance pour un texte particulièrement bluffant, non par le fond – que l’on connaît tous – mais par la forme, précisément par la langue de la traductrice Marie Cosnay qui a modernisé Les Métamorphoses d’une manière inattendue.

Tout d’abord, un point rapide sur Les Métamorphoses, long poème épique composé de 15 livres et de près de 12 000 vers. Il est écrit en hexamètres dactyliques, si familiers aux latinistes : il s’agit du mètre épique par excellence : Homère a composé L’Iliade et L’Odyssée en hexamètres dactyliques, de même que Virgile pour L’Énéide. Lucrèce, dont Ovide s’est beaucoup nourri, a lui-même écrit son De rerum natura ainsi. La poète Ovide entame l’écriture des Métamorphoses en latin, en 1 (il s’agit de la date) qu’il achèvera environ une dizaine d’années plus tard. C’est également le temps que mettra plus de 2000 ans plus tard Marie Cosnay pour venir à bout de la traduction des 248 fables composant ce poème épique !

Il s’agit pour Ovide de raconter l’histoire du monde, du chaos originel qui l’a fait naître au règne d’Auguste, l’empereur romain contemporain à Ovide au moment de l’écriture du poème, en regroupant chronologiquement l’ensemble des récits de la mythologie gréco-romaine développant le thème de la métamorphose. Ainsi, ce texte contient quantités de récits de transformations merveilleuses, celles des déesses et des dieux, mais aussi des héroïnes et des héros qui verront leurs corps se changer en animaux, en minéraux, en végétaux ou même en rivière, par la volonté divine ou la magie. Il en résulte un long poème épique, à la structure complexe, fragmentée et elliptique, comme un recueil de mythes qui trouve néanmoins une cohérence à l’intérieur de chacun de 15 livres. On y retrouvera des mythes très célèbres, comme celui de Io transformée par Jupiter en génisse, celui de Narcisse métamorphosé en fleur et de la nymphe Écho, celui de Philémon et Baucis changé·e·s en chêne et en tilleul, celui de Pygmalion amoureux d’une statue devenue femme par la volonté d’Aphrodite, celui de Méduse maudite par Minerve pour l’avoir offensée en se faisant violer dans son temple, etc. Ovide réécrit également les métamorphoses issues de L’Iliade et L’Odyssée, narre la formation de Rome et achève son long poème par la mort de Jules César, mentionnant pour finir la mort prochaine d’Auguste.

Il existe de très nombreuses traductions des Métamorphoses d’Ovide, la plus connue étant celle de George Lafaye, latiniste et historien français : il s’agit de la traduction qu’on trouve aujourd’hui chez Folio classique, mais aussi en version bilingue aux Éditions Belles Lettres ; il s’agit également de celle qui m’a fait découvrir Les Métamorphoses d’Ovide il y a une quinzaine d’années. Cette traduction a le mérite de nous délivrer en français l’ensemble des mythes du poème, elle est écrite en prose, dans un style mettant en valeur le fond du texte, c’est à dire la narration au détriment de la plume de l’auteur. Pas de vers ici, mais un texte très accessible, mettant Ovide à la portée de tous. Quand j’ai lu la traduction de George Lafaye, j’ai effectivement lu un texte très palpitant, composé de tous les ingrédients de nos romans d’aventures, sinon de fantasy, modernes : action, suspens, trahisons et injustices, amours impossibles, combats et luttes, magie et miracles, etc. La mythologie gréco-latine offre tout un panel narratif d’une richesse indéniable et la lecture de toutes ces fables, dans un français moderne, est un vrai régal ! Néanmoins, Les Métamorphoses sont un poème épique, et sa nature générique est évidemment éludée dans la traduction de George Lafaye. Olivier Sers, édité également aux Éditions des Belles Lettres, tente une approche poétique en composant sa traduction des Métamorphoses en alexandrins, le vers noble de notre poésie qui sert d’équivalent à l’hexamètre dactylique latin de part son statut d’excellence (notre métrique est beaucoup plus pauvre qu’à l’Antiquité, il est impossible de trouver un équivalent rythmique aujourd’hui en langue française). Je n’ai pas lu cette traduction, mais la démarche me parait parfaitement louable.

Marie Cosnay opte quant à elle pour un parti pris inédit dans sa traduction des Métamorphoses. Au moment où je me suis jetée solennellement sur ce texte, je m’attendais, d’après les quelques échos que j’en avais eu, à lire une traduction modernisée du poème, c’est à dire dans une langue plus moderne que celle de Georges Lafaye qui date du début du XXe siècle. Or, il n’en est rien. Ma première impression, qui s’est confirmée au fil de ma lecture, a été de lire de pures lettres classiques, un français non pas moderne, mais dépaysant, ancien sans être désuet. Je m’explique : j’avoue avoir été d’emblée très déstabilisée par ce parti pris de la traductrice dans la mesure où j’avais l’impression de lire une traduction quasiment littérale du texte originel, comme quand j’étais sur les banc de l’école, en train de m’exercer à une version latine ! En fait, il ne s’agit pas pour Marie Cosnay de retranscrire le poème d’Ovide dans un français modernisé, mais au contraire, de tenter de rendre compte de la plume – latine – de l’auteur. Et c’est cette démarche de traduction qui est moderne : retranscrire le style d’auteur d’Ovide. Pour ce faire, Marie Cosnay a choisi d’orienter sa traduction non sur la forme métrique de l’hexamètre dactylique, mais sur la grammaire. Et le résultat est particulièrement bluffant, sinon magique : on lit en français, mais on a réellement l’impression de lire en latin. Aussi, Marie Cosnay nous permet-elle de découvrir le latin d’Ovide. Je ne sais pas comment l’expliquer, parce que j’ai peur de dire d’énormes bêtises, mes cours de latin étant loin, loin, loin, loin… mais on (res)sent la syntaxe et la grammaire latine dans la traduction de Marie Cosnay, on y retrouve vraiment cette langue diligente, efficace et évocatrice, son oralité et ses tournures inaccoutumées, comme si la traductrice avait créé une langue nouvelle, un français exotique fait d’impropriétés novatrices, d’images neuves. C’est un véritable tour de force, tant en terme de traduction que d’écriture !

Il en résulte un texte en vers libres, certes, mais dont chaque vers est grammaticalement fidèle à la plume d’Ovide. Cette plume s’avère poétique, évidemment, sensible aussi, et passionnée. Ovide est anti-jupitérien, et dénonce avec véhémence les crimes des déesses et des dieux, leur justice arbitraire et paradoxale. Si Marie Cosnay retranscrit en français la plume de l’auteur, j’ai été sensible aussi à la fidélité générique de sa traduction : si les Éditions de l’Ogre nous la livre comme un « immense roman d’aventures », j’ai quant à moi eu le sentiment de lire un poème épique. Et je l’ai lu comme un poème épique, d’une part parce que la langue est exigeante, d’autre part, parce que la poésie de la langue appelle à une lecture lente. J’ai lu beaucoup de passages à voix haute, comme je le fais avec la poésie en général, pour savourer l’écriture, le style, pour en saisir toute la beauté. Certains passages sont absolument magnifiques ! Mais il y a 248 fables, et donc un nombre conséquent de métamorphoses. Pour les apprécier chacune comme il se doit, j’ai procédé à une lecture fragmentée, comme quand on lit un recueil de poèmes, car en dépit d’une unité indéniable, le texte ne se lit absolument pas comme un roman, ni même une épopée, mais vraiment comme de la poésie.

De plus, il faut l’avouer, la lecture se doit parfois d’être posée, d’une part, en raison d’une langue dépaysante, mais aussi en raison du propos élitiste : si je me souviens m’être passionnée pour la mythologie gréco-latine dans mon enfance, j’ai aujourd’hui de nombreuses lacunes. Les Métamorphoses sont peuplées d’une foule de personnages, humains et divins, et j’avoue avoir été à maintes reprises un peu perdue, entre les différents noms des personnages et les périphrases qui les désignent. Heureusement, le texte est annoté et l’on trouve en fin de livre un glossaire des noms propres, expliquant même les périphrases du type « fille de Triton », « enfants sauvages des nuages » « déesse au trois formes » ou encore « héros du Syméthus », ce qui vient éclairer le propos du texte. D’ailleurs, le travail des Éditions de l’Ogre est parfaitement remarquable. L’objet-livre est tout simplement splendide : couverture, qualité du papier, mise en page équilibrée, légèreté du livre… Tout tend à proposer un confort de lecture indéniable, malgré les nécessaires aller-retours entre le texte et les notes en fin de livre !

Pour finir, je souhaite vous donner un aperçu de la plume remarquable de Marie Cosnay ; je me permets donc de retranscrire un long passage. Il a été difficile de faire un choix, tant le livre fourmille de mythes d’une beauté à couper le souffle. Finalement, j’ai opté pour un extrait très sombre, avec Médée, parce que c’est l’une de mes héroïnes mythologiques préférées. C’est un personnage terrible, tellement ambigu, une magicienne effrayante et rusée, passionnée également. Voici un extrait du Rajeunissement d’Aéson : Jason demande à Médée de rajeunir son père, elle se rend alors dans la nuit pour invoquer Hécate, Déesse de la magie. Absolument tout dans ce passage me paraît d’une beauté parfaite.

Médée sort de chez elle, vêtue d’une robe libre,
pieds nus, cheveux nus sur les épaules,
elle va, à pas errants, par les muets silences du milieu de la nuit,
seule ; hommes, oiseaux et bêtes
sont livrés au grand repos ; elle rampe, sans bruit,
comme endormie, aucun bruit dans les haies,
les feuilles immobiles font silence, l’air humide fait silence,
seules les étoiles clignotent, vers elles Médée tend les bras,
trois fois tourne sur elle, trois fois dans le fleuve prend
de l’eau, arrose sa chevelure, pousse trois hurlements,
bouche ouverte, genou ployé sur la terre dure :
« Nuit, dit-elle, si fidèle aux secrets, vous, qui aux feux
du jour, toutes d’or, avec la lune, succédez, étoiles,
toi, Hécate aux trois têtes, tu sais mes idées,
tu viens pour aider mes chants, mes arts magiciens,
c’est toi Terre, qui fournis au magicien les herbes du pouvoir,
et les airs et les vents et les monts et les fleuves, les lacs,
les dieux, tous les dieux des forêts, tous les dieux de la nuit, venez.
Avec votre aide, quand je veux, sur les rives étonnées, les fleuves
remontent aux sources, j’arrête ce qui bouge,
je bouge dans mon chant les flots immobiles, je pousse les nuages,
je fais venir les nuages, le vents je les chasse, je les appelle,
j’écrase la bouche des serpents d’un mot, d’un poème,
vivantes roches arrachées à la terre robuste, je les remue,
et les forêts et je veux que tremble les monts,
et que le sol meugle et que les mânes sortent des tombeaux.
Toi aussi, Lune, viens à moi, les bronzes de Témèse
allègent tes douleurs, mon poème fait pâlir le char
de mon aïeul, mes poisons font pâlir l’Aurore.
Pour moi, vous avez affaibli les flammes des taureaux, du poids
de la charrue courbée vous avez écrasé leur cou douloureux.
Vous avez jeté en guerre fauve les enfants du serpent,
vous avez endormi le rude gardien et l’or,
trompant son justicier, vous l’avez envoyé dans les villes grecques.
Maintenant au tour des potions. Qu’un vieux, rajeuni,
retourne en la fleur de l’âge et en ses premières années.
Vous me donnerez ça. Pas en vain qu’elles ont clignoté, les étoiles,
pas en vain qu’on l’a tiré, ce char de dragons-oiseaux
– et il est là. » Il était là. Tombé du ciel, le char.

S’ensuit tout un rituel fait d’un sacrifice, de libations, d’incantations, jusqu’à une cérémonie bacchique où Médée confectionne une potion. Je vous livre tout de même le rajeunissement d’Aéson, à la fin de la fable, car il fallait bien l’extrait d’une métamorphose :

adieu barbe blanche et cheveux
blancs, qui prennent couleur noire.
La maigreur, chassée, fuit ; la pâleur, la vieillerie s’en vont,
on remplit les rides creuses de matière de corps,
les membres s’assouplissent. Aéson s’étonne : autrefois,
il y a quarante années, il se souvient, il était ainsi.

Anne

Les Métamorphoses, Ovide, traduit par Marie Cosnay, Éditions de l’Ogre, 2017, 25€

11 commentaires

  1. Je l’ai mis sur ma liste du Père Noël, et maintenant que j’ai lu ton article, j’espère vraiment qu’il m’attendra au pied du sapin !
    En plus j’ai travaillé sur Pyrame et Thisbé avec mes élèves, donc je suis plus que prête à me plonger dans cette nouvelle traduction ❤

    Aimé par 2 personnes

    1. Chouette ! Je suis sûre que tu vas te régaler ! N’hésite pas à revenir par ici pour parler de ta lecture, je serais intéressée par ton avis de latiniste 🙂

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