Thérèse Desqueyroux de François Mauriac

therese_desquerouxJe me suis dernièrement attaquée à un gros morceau de la littérature française, le roman le plus fameux du Prix Nobel François Mauriac, Thérèse Desqueyroux. Enfin, gros morceau… le roman ne fait que 150 pages, mais il est d’une densité telle que son statut de monument est parfaitement légitime. Paru en 1927, Thérèse Desqueyroux est le portrait d’une criminelle, mais au-delà du fait divers, le portrait d’une femme moderne, prisonnière des conventions familiales de son milieu social natal petit-bourgeois, et qui aspire à la liberté. Pour ce faire, Mauriac s’inspire de l’histoire vraie de Henriette-Blanche Canaby, accusée en 1905 d’avoir tenté d’empoisonner son mari ; cette accusation sera rejetée en raison du témoignage de la victime préférant sauver les sacro-saintes apparences que de voir son nom traîner dans l’opprobre. Dans son roman, Mauriac fait d’ailleurs une critique acerbe de la petite bourgeoisie de Province dans laquelle son (anti-)héroïne se débat à travers une narration brillante, innovante, profondément moderne, mettant en valeur les espoirs et les tourments d’une âme fascinante et torturée.

La narration commence à la fin du procès de Thérèse Desqueyroux, juste après que le non-lieu ait été prononcé suite au témoignage de la victime, préférant le paraître à la justice : Thérèse Desqueyroux, jusqu’alors accusée d’une tentative d’homicide sur la personne de son époux, est libre. Libre. Telle est alors la problématique que le roman va développer, s’interrogeant sur la liberté de son personnage principal : car c’est à cela, le lecteur le découvre au fil de la lecture, qu’il aspire le plus.

La composition du récit est très innovante et compte deux grands axes : une première partie, la plus longue, raconte le chemin du retour de Thérèse, du palais de justice à la propriété de son époux située dans le village d’Argelouse ; la seconde partie, plus succincte, évoque les longues journées que Thérèse passera isolée dans sa chambre, séquestrée par un mari bourreau. La première partie tourne autour de trois temporalités intimement liées : le présent contant le retour de Thérèse chez elle, en voiture et en train, le passé qui apparaît sous forme de nombreuses analepses (les flash-back de la littérature) narrant la vie de Thérèse, de son enfance à son procès, et enfin, le futur proche, tant redouté, du moment où Thérèse devra gagner le pardon de son époux qu’elle a tenté d’empoisonner. Toutes ces temporalités sont dépendantes les unes des autres et, si l’auteur prend le temps de revenir en arrière de manière détaillée et introspective, l’urgence de la situation est latente : Thérèse se doit de se justifier, elle doit parfaitement pouvoir répondre à la question que son mari lui posera dès son retour : « Pourquoi ? » Aussi, le lecteur, à travers les nombreuses analepses et les analyses de la Thérèse du présent diégétique apparaissant dans son monologue intérieur, comprend pourquoi cette petite bourgeoise sans histoire a tenté de tuer son époux.

C’est ainsi que la description concise et récurrente que Mauriac fait de Thérèse prend tout son sens : « On ne se demande pas si elle est jolie ou laide, on subit son charme. » C’est effectivement ce que va subir le lecteur, le charme indéniable d’une criminelle. Son histoire est terne, mais elle nous est contée sincèrement, le personnage cédant son intimité au lecteur qui y accède par le biais du monologue intérieur : elle est née dans un milieu petit bourgeois provincial et n’a été heureuse que le temps de l’enfance, temps marqué par une amitié profonde, quasi-fusionnelle, avec la jeune Anne. Le personnage de Anne est intéressant : tous, dans son entourage, y voit l’innocence ; seule Thérèse, bien qu’elle aime profondément son amie, y voit simplement l’ignorance. Anne est une idiote, absolument pas attachante, comme on en voit peu dans la littérature ! Néanmoins, Thérèse l’adore et décide d’épouser son frère Bernard afin de devenir la belle-sœur d’Anne. Bernard est le parfait petit-bourgeois de campagne, suffisant et fier de ses terres. Son traitement tend à nous montrer un homme hautain, sûr de lui, de son bon droit et de sa condition sociale. Le mariage de Thérèse avec Bernard marque la fin des jours heureux de la jeune femme qui, comme elle l’avoue avec amertume en évoquant sa vie conjugale, deviendra sa « proie accoutumée ». Le traitement de la belle-famille de Thérèse est très cynique : Mauriac s’amuse à mettre dans leurs bouches des phrases toutes faites, symptomatiques d’une pensée unique dictée par la bien-pensance hypocrite de sa catégorie sociale. À bien des égards, Thérèse Desqueyroux m’a rappelé Mme Bovary de Flaubert, les deux romans ironisant sur la petite-bourgeoisie de campagne, faisant le portrait d’une société se complaisant dans la médiocrité, de ses femmes s’ennuyant, de ses femmes aspirant à autre chose.

Néanmoins, bien qu’elle ne s’investisse ni dans son rôle d’épouse, ni dans son rôle de mère, bien qu’elle se sente prisonnière d’une vie fade et morne, Thérèse n’a rien d’une Emma : elle n’est pas influencée par les grands récits romantiques où l’amour est grandiloquent, c’est sa rencontre avec Jean, bellâtre dont Anne est tombé amoureuse, qui va marquer un tournant dans sa vie. Ce dernier évoque avec elle sa vie parisienne, effervescente, foisonnante, belle, fougueuse et libre. C’est alors cette vie moderne et citadine qui va obséder Thérèse, symbole d’une liberté éloignée des conventions de façade qu’elle déplore. Thérèse veut faire tomber son masque social, elle veut rompre avec cette image traditionnelle et convenue de la petite bourgeoise de campagne. Mais comment se libérer de cette prison vaguement dorée, mi-bourgeoise, mi-campagnarde ? Par l’empoisonnement, par le meurtre de son mari qui la libérerait de sa famille qui l’entrave et l’étouffe. Paradoxalement, en choisissant le meurtre, Thérèse choisit la vie.

C’est ainsi que le portrait de Thérèse bascule : il ne s’agit pas tant du portrait d’une criminelle, mais de celui d’une femme qui aspire à la liberté, d’une femme moderne et déterminée. En questionnant la liberté, Mauriac s’attaque à l’épineuse question de la morale. Au-delà de la critique d’une société des apparences, d’une bienveillance de façade, d’une profonde carence en compassion, l’auteur bouscule les piliers immuables de la moralité, du bien et du mal, en inversant les rôles de victimes et de bourreau. Dans la seconde partie du roman, Thérèse retrouve son mari à Argelouse, mais au lieu de l’interroger sur les motivations qui l’ont poussé à l’empoisonner, Bernard se fait juge et bourreau, et  condamne son épouse à une vie de solitude, la séquestrant dans une chambre où elle va dépérir. Le lecteur assiste alors à un renversement des valeurs, soulevant la question de la culpabilité : qui est victime ? qui est bourreau ? qui est coupable ? qui est innocent ? Mauriac l’a annoncé dès le début du roman : l’innocence n’existe pas, elle est au mieux ignorance. Quant à la culpabilité, elle semble faire partie intégrante du monde de Thérèse, elle-même coupable d’avoir tenté de tuer son mari, victime de cet homme qu’elle méprise, prisonnière d’une vie incompatible avec ses réelles aspirations, paria chez les bien-pensants hypocrites. Thérèse Desqueyroux est ainsi le portrait d’une femme charismatique, dont assurément, on subit le charme : elle n’est ni laide, ni belle, ni mauvaise, ni bonne, elle est vraie et décide de faire les sacrifices nécessaires à son salut (comme empoisonner son mari et renoncer à son pardon), sacrifices illégaux et immoraux, mais essentiels à sa libération et à sa liberté.

Anne

Thérèse Desqueyroux, François Mauriac, Le Livre de poche, 1989, 5,10€

9 commentaires

  1. Superbe, voilà un livre qui va m’intéresser… J’ai l’impression que tu en avais déjà parlée ? Ou c’était peut-être sur un autre blog, mais ce livre est dans ma liste de livres à lire… Merci pour tous ces passionnants billets.

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  2. Très bel article. J’aime beaucoup cette analyse de « Thérèse Desqueyroux ». A la première lecture, à la fac, je me souviens avoir trouvé cette lecture insipide car j’avais lu précédemment « Le baiser au lépreux » qui avait remué de nombreuses émotions en moi. Puis je l’ai étudié, apprécié… Et maintenant, je le fais étudier à mon tour parce que cette oeuvre est une porte ouverte sur une rencontre avec nous-même 🙂

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    1. Merci pour votre commentaire. En fait, Thérèse Desqueyroux est mon premier Mauriac (j’ai mis du temps pour aller à sa rencontre : c’est son lien avec Gide qui m’a si tardivement convaincue !), mais je pense en lire d’autres : Le Nœud de vipères est quelque part dans mes étagères, je note alors aussi Le Baiser au lépreux 🙂

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