Nos meilleurs fantômes de la littérature

La plupart des historiens s’accordent à penser que la fête d’Halloween a pour origine la fête celtique de Samain célébrant l’avènement d’une nouvelle année. La nuit de Samain n’appartient ni à l’année qui s’achève, ni à celle qui commence, aussi, elle s’inscrit hors du temps et est ainsi propice à des contacts avec ceux de l’autre monde (démons ou divinités). De nos jours, nous fêtons en France Halloween à la mode américaine, tout en maintenant cette tradition honorant un au-delà fantastique, sinon horrifique. C’est surtout l’occasion de se replonger dans les fictions d’épouvante, mettant en scène tout une imagerie fantastique peuplée de sorcières, de démons, de vampires et autres morts-vivants. Cette année, nous avons décidé de mettre à l’honneur l’une de ces figures traditionnelles de l’épouvante : le spectre, l’esprit vengeur, le revenant, l’ombre… bref, le fantôme ! Nous vous proposons ainsi un petit top 5 de nos meilleurs fantômes de la littérature fantastique, mais pas n’importe laquelle : la littérature fantastique classique !

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Représentation classique du fantôme : gravure de Henry Justice Ford (1900)

Parmi les créatures fantastiques horrifiques traditionnelles, le fantôme subit un traitement bien particulier. Le fantôme est l’apparition surnaturelle d’une personne décédée, une âme errant entre deux mondes, un esprit immatériel, non palpable, presque abstrait, permettant de jouer plus sur l’épouvante que sur l’horreur. En effet, le fantôme est souvent gracieux, éthéré, élégant, lumineux. De plus en plus néanmoins, l’image du fantôme est associée à celui du mort cadavérique, parti pris qui permet alors de le traiter sur le mode de l’horreur.

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Estampes représentant une yûrei, Sawaki Sūshi (1737)

Dans la littérature classique, la figure du fantôme traverse, de manière fort opportune, les siècles : on en trouve déjà dans l’Antiquité, ne serait-ce que la représentation de l’enfer mythologique grec peuplé des âmes des morts. Dans L’Odyssée d’Homère, on peut lire par exemple l’épisode où Ulysse converse avec le fantôme de sa mère. On trouve aussi des fantômes dans la mythologie scandinave, le dieu Odin conduisant notamment une armée de soldats morts autour du monde.. Le Moyen-Âge a aussi son lot d’histoires de fantômes, comme par exemple ceux des anciens contes chinois qui ont la particularité de paraître parfaitement humains, tant et si bien qu’ils sont insoupçonnables (comme dans L’Antre aux fantômes des collines de l’ouest) : cette représentation est sans doute à l’origine des terrifiantes productions cinématographiques qu’on trouve aujourd’hui au Japon ou en Corée du Sud. Mais les figures les plus effrayantes du cinéma japonais sont vraiment les yûrei, spectres vengeurs défigurés, vêtus de blanc, à la longue chevelure noire, qui ont inspiré, pour ne citer qu’eux, Hideo Nakata ou Kiyoshi Kurosawa,. Les yûrei sont issus de contes japonais traditionnels, les kaidan, littéralement « histoires de fantômes », qui ont été popularisés pendant la période Edo (XVIIe au XIXe siècles). Mais l’âge d’or du fantôme littéraire va de pair avec celui de la littérature fantastique qui trouve son essor en Europe, au cours du XIXe siècle, et qui sera inauguré dès 1764 avec le tout premier roman gothique, Le Château d’Otrante d’Horace Walpole, mettant en scène tout un florilège d’événements surnaturels, dont des apparitions fantomatiques bien sûr, autour d’une histoire de malédiction. L’Angleterre deviendra ainsi un terrain fantastique très fertile et verra naître quantité de récits surnaturels très codifiés qui inspireront ses voisins européens.

La figure du fantôme est associée à toute une imagerie fantastique, jouant davantage sur son aspect inquiétant qu’horrible : impression d’une présence menaçante, bruits de pas inexplicables, déplacements d’objets incompréhensibles, murmures obscurs et souffles glaciaux, ou encore bruits de chaînes. Beaucoup de thèmes classiques et de clichés sont associés au fantôme, comme la dame blanche (Les Laveuses de nuit ou Lavandières de Georges Sand), la maison hantée (Angeline ou la maison hantée d’Émile Zola) ou plus précisément la nuit que le héros doit passer passer dans une maison hantée (Owen Wingrave de Henry James) le vaisseau fantôme (Manuscrit trouvé dans une bouteille d’Edgar Allan Poe), l’animal fantôme (Le Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle), le spiritisme et la figure du médium (Spirite de Théophile Gautier), la morte amoureuse (Vera d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam), le fantôme guide (Les Mines de Falun de E.T.A. Hoffmann) ou le fantôme salvateur (Un Chant de Noël de Charles Dickens), etc. La profusion de ces histoires de fantômes amène avec elle des traitements détournés, comme celui de la parodie avec Le Fantôme de Canterville d’Oscar Wilde, ou de la rationalisation des phénomènes fantomatiques avec Le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux ou encore Le Château des Carpathes de Jules Verne.

Autant dire que le fantôme a su hanter de nombreux auteurs classiques et se décline sous quantité de représentations et d’approches particulièrement familières, certes, mais aussi inquiétantes ! Voici à présent nos 5 meilleurs fantômes de la littérature classique…

5- La yûrei Isora

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Photogramme des Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi

Ueda Akinari est un écrivain majeur de la littérature japonaise du XVIIIe siècle, et ses Contes de pluie et de lune sont un recueil de courts récits fantastiques. Ils ont d’ailleurs été adaptés au cinéma en 1953 par Kenji Mizoguchi : ce film, sorti en France sous le titre de Les Contes de la lune vague après la pluie, adapte deux contes, La Maison dans les roseaux et L’Impure Passion d’un serpent, en faisant du fantôme un figure mélodramatique dans un noir et blanc éblouissant.

Parmi ce recueil, l’histoire de fantôme la plus saisissante est, selon nous, la nouvelle intitulée Le Chaudron de Kibitsu. Elle raconte l’histoire de deux jeunes mariés, Shôtarô, un jeune homme dévoyé, et Isora, une jeune fille de bonne famille. Peu de temps après leurs noces, Shôtarô s’entiche d’une prostituée nommée Sode, chez laquelle il finit par passer des mois entiers, délaissant son épouse. Shôtarô, face à la colère de son père, s’excuse humblement auprès de sa femme. Grâce à ses aveux, la jeune Isora pardonne à son mari, et prend même en pitié la prostituée qui, maintenant sans ressources, serait condamnée à une vie de misère : Isora vend quelques uns de ses biens pour envoyer de l’argent à Sode et pour qu’elle puisse commencer une nouvelle vie. Mais Shôtarô vole cet argent et s’en sert pour s’enfuir avec Sode ! Isora, définitivement délaissée, dépérit lentement…

Quelques jours plus tard, Sode sera prise d’un mal étrange, elle a l’impression d’être hantée par un esprit démoniaque, qui finira d’ailleurs par la tuer… Un jour, Shôtarô, allant se recueillir sur la tombe de Sode, croise une femme lui apprenant l’existence d’une belle veuve habitant dans la région. Poussé par le désir, Shôtarô va à la rencontre de cette femme mystérieuse qui se révélera être son épouse Isora, « le visage blême », « les prunelles éteintes » et « la main pâle et décharnée » revenue semble-t-il d’entre les morts pour se venger ! Shôtarô s’évanouit de frayeur. À son réveil, la maison de la veuve a mystérieusement disparu, et il comprend que, comme Sode, il est à son tour hanté par le fantôme d’Isora… Sans vous dévoiler la fin, le récit se terminera dans le sang, avec des détails horrifiques peu fréquents dans la littérature de cette époque. Une histoire de fantôme vengeur que vous n’oublierez pas !

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Photogramme de Ring 3 de Hideo Nakata

Les fantômes au japon sont issus d’une tradition littéraire et picturale particulière : on les appelle les yūrei. Ils sont le plus souvent des femmes à la longue chevelure relâchée et vêtues de longues robes blanches, qui hantent le monde des vivants pour assouvir une insatisfaction ou une soif de vengeance. Cette nouvelle nous a fait ressurgir des images particulièrement marquantes de yūrei mis en scène dans des films japonais ou sud-coréens à vous glacer le sang… On appelle ces films des Yurei Eiga, littéralement « film de fantômes », très populaires au Japon dans les années 1950/1960, et remis au goût du jour avec la série des Ring de Hideo Nakata qu’on n’est pas prêts d’oublier !

4- Le spectre du Roi Hamlet

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Représentation du spectre du père d’Hamlet par Henry Fuseli

Dans Hamlet de Shakespeare, Il existe aussi un fantôme vengeur, mais celui-ci a la particularité de ne pas entraver le héros. Au début de la pièce, le jeune prince Hamlet reçoit la visite de son père décédé, Feu le roi Hamlet. Celui-ci lui révèle que Claudius l’a tué pour prendre sa place et se marier avec sa femme, la reine Gertrude. Il demande alors à son fils de le venger…

Parmi toutes les qualités de cette pièce en tous points admirable, il faut mentionner le fait que cette tragédie est un inépuisable réservoir de lectures et de pistes interprétatives. Il y a par exemple l’hypothèse freudienne, qui fait de Hamlet une illustration du complexe d’ Œdipe : le prince Hamlet serait Shakespeare lui-même, aux prises avec une mère complice du meurtrier de son mari et avec un père tué pour prendre sa place dans le lit de Gertrude… Mais l’hypothèse la plus audacieuse est celle que James Joyce développe dans son roman Ulysse : le personnage Stephen Dedalus, grand admirateur de Shakespeare, soutient que la personnalité du dramaturge anglais serait moins à trouver dans l’image du jeune Hamlet que dans celle de son père, le roi Hamlet, et cela pour une raison imparable… Il mentionne tout d’abord que Shakespeare lui-même a joué dans les pièces qu’il a écrites, et que, compte tenu de son âge au moment de la création d’Hamlet, il a été amené à jouer le rôle du père plutôt que celui du fils. De plus, Shakespeare a eu un fils nommé Hamnet, mort à 11 ans… Dès lors, on peut imaginer que la scène de théâtre a été pour Shakespeare l’occasion de rejouer sa vie de manière transposée (l’infidélité de Gertrude faisant écho à l’infidélité de sa femme, Anne Hathaway) et inversée : Shakespeare jouant le mort, son fils Hamnet / Hamlet revenant à la vie pour se venger…

3- Peter Quint et Miss Jessel

La nouvelle Le Tour d’écrou de Henry James, parue en 1898, a la particularité de proposer deux interprétations plausibles, chacune parfaitement acceptable et que le dénouement ne révèle pas. Aussi, cette nouvelle comporte deux récits : une histoire de fantômes et une histoires de fantasmes, autrement dit, un récit fantastique et un récit psychologique (voire même carrément psychiatrique !).

Une jeune gouvernante est engagée par un riche célibataire pour s’occuper de son neveu Miles et sa nièce Flora, deux adorables orphelins qui grandissent dans une vaste demeure isolée, auprès de quelques serviteurs. La gouvernante, dont on suit l’histoire à travers son journal, tombe immédiatement sous le charme des enfants, mais leur comportement devient peu à peu inquiétant. Cette inquiétude s’accroît lorsque la jeune femme commence à voir les étranges apparitions d’un homme et d’une femme, qui s’avéreront être l’ancien maître de maison Peter Quint et sa maîtresse, l’ancienne gouvernante des enfants, Miss Jessel, tous deux morts il y a peu. Ces deux êtres maléfiques semblent tenir les deux enfants sous leur emprise.

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Photogramme des Innocents de Jack Clayton

Le récit joue ici sur l’ambiguïté des événements et de leur véracité : l’ensemble du récit est narré de l’unique point de vue de la gouvernante, et elle semble être la seule à voir ces apparitions. Aussi, le lecteur a le choix entre une interprétation surnaturelle, ce qui fait du Tour d’écrou un récit de fantôme assez classique, ou une interprétation plus rationnelle, faisant de la gouvernante une folle, sujette à des hallucinations terrifiantes, ce qui fait de la nouvelle un récit, avouons-le, bien plus intéressant ! Il existe une magnifique adaptation cinématographique de ce texte, Les Innocents de Jack Clayton (1961), qui joue également sur cette ambiguïté entre surnaturel et rationalité, entre fantastique et psychologique, le tout dans une mise en scène d’une beauté époustouflante : j’avoue vous conseiller davantage le film qui surpasse largement la nouvelle (et dont le photogramme en une de notre article est tiré) !

2- Le Horla

guy_de_maupassant_le_horla-edition1908Maupassant a écrit une première version du Horla en 1886 : cette nouvelle reprend les principes d’écriture de ses précédents récits fantastiques : un personnage principal rencontrant quelqu’un qui va lui raconter des événements dont il a été le témoin, et au sujet desquels il est impossible de trancher entre une hypothèse réaliste et une hypothèse surnaturelle. Le personnage est-il vraiment hanté par cette sorte de fantôme qu »il nomme « le Horla », ou est-il fou ? Il faut bien dire que cette première version de la nouvelle aurait sans doute été vite oubliée si elle ne s’était révélée être l’ébauche d’un récit bien plus terrifiant…

En 1887 paraît la deuxième version du Horla. Cette nouvelle, bien plus étoffée que la version précédente, se présente cette fois-ci sous la forme d’un journal intime, celui du personnage victime de cette créature. Les artifices narratifs de la première version sont gommés, et le récit développe les impressions du personnage, qui jour après jour rend compte des événements dont il est le témoin. Ce « Horla » n’a pas d’identité clairement définie, car il reste un mystère pour sa victime : tour à tour « être étranger, inconnaissable et invisible », « fantôme », « présence », « puissance surnaturelle », « âme parasite et dominatrice », « rôdeur d’une race surnaturelle », il hante le personnage principal jusqu’à le plonger dans une folie destructrice. De nombreuses hypothèses expliqueraient la présence de cette être : le personnage évoque la possibilité d’une créature maléfique et exotique, venue du Brésil par un bateau accosté sur le port de Rouen ; il mentionne des légendes locales racontant des apparitions diaboliques ; il assiste à une séance d’hypnose… Tout cela l’amène à penser à la faiblesse des perceptions humaines, qui ne peuvent rendre compte que d’une infime partie de la réalité qui nous entoure. Dès lors, le « Horla » dépasse le statut de simple fantôme pour acquérir celui d’« Être nouveau », de « nouveau maître » dont la simple présence, qui échappe à la plupart des perceptions humaines, vampirise l’identité même des hommes, puisque sa victime n’aura bientôt plus de reflet dans son miroir… Plus le Horla devient tangible, plus l’homme devient fantomatique !

1- Jeanne Duval

Il n’a pas été très difficile de choisir le fantôme qui aurait l’honneur de figurer en première position de ce top 5 horrifique…

En 1861, Charles Baudelaire ajoute plusieurs poèmes à son recueil Les Fleurs du mal. Celui-ci, paru originellement en 1857, lui a valu un procès pour outrage à la morale publique : certains de ses textes, particulièrement provocateurs, ont choqué la bonne société de son époque, et l’auteur a été contraint à une amende et au retrait de 6 poèmes de ce recueil. Au fil des rééditions, il n’a cessé d’enrichir Les Fleurs du mal, modifiant sa structure, y ajoutant des parties et, s’il a pris soin de ne plus être censuré, il n’abandonna jamais ses provocations, dynamitant les clichés littéraires de l’époque…

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Jeanne Duval croquée par Charles Baudelaire

Le poème que nous avons choisi s’inscrit dans le « cycle Jeanne Duval » de Baudelaire : Jeanne Duval est l’une des maîtresses les plus célèbres du poète, avec qui il a vécu un amour tumultueux : née à Haïti, elle sera pour lui l’occasion de mêler l’érotisme à l’exotisme, et d’écrire ses poèmes les plus sublimes, comme La Chevelure ou Parfum exotique. Le poème que nous allons évoquer ici est la première partie d’Un Fantôme, intitulée « Les Ténèbres », l’une des nombreuses pièces composées en l’honneur de son amante Jeanne Duval. Au moment de son écriture, les deux amants sont séparés, le poème marquant une rupture avec les crises amoureuses hystériques de leur passé. Ici, Baudelaire rend un dernier hommage à son ancienne amante, alors affaiblie suite à une attaque cérébrale, le fantôme étant ici traité métaphoriquement,  figurant sa nostalgie, mais aussi la fin de la vitalité amoureuse. Dans ce noir bijou d’écriture poétique, Baudelaire explore une nouvelle fois son déchirement entre le Spleen (la mélancolie) et l’Idéal (l’absolu inatteignable) : poète condamné à écrire sur le malheur, à être hanté par de sombres tourments, du désespoir le plus extrême jaillit devant lui un Idéal devenu impossible, à la fois solaire et obscur, « un spectre fait de grâce et de splendeur »… Une vraie « Fleur du mal » en somme, une beauté tirée des Enfers !

Un Fantôme

I : Les Ténèbres

Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;
Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon cœur,

Par instants brille, et s’allonge, et s’étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur.
À sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse.

Anne et Louis