Le livre / la vie

Les éditions Cécile Defaut présentent une collection au principe original. Dirigée par Isabelle Grell, « Le livre / la vie » propose à des écrivains de raconter une expérience de lecture inédite : 365 jours de lecture avec l’un de leurs livres fétiches ! L’écrivain-lecteur est invité à réfléchir pendant un an sur la relation privilégiée qu’il peut entretenir avec lui. Il s’agit donc de rentrer simultanément dans deux intimités s’éclairant l’une et l’autre : celle du livre et celle du lecteur.

Le principe

Roland-Barthes-par-Roland-Barthes
« Roland Barthes par Roland Barthes », écrit par Roland Barthes, et dans lequel Roland Barthes parle de Roland Barthes.

Dans son livre le plus autobiographique, Roland Barthes par Roland Barthes (1975), l’auteur questionne entre autres son rapport à la littérature dans des chapitres très courts – presque des fragments, et mentionne très rapidement dans « Projets de livres » une idée :

 « Le livre/ la vie (prendre un livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an.) »

Si auteur n’a pu mener ce projet à bien, il a tout de même germé dans l’esprit de la directrice de cette collection, qui a demandé à plusieurs auteurs de se lancer dans cette expérience hors du commun.

Ce principe revient à considérer un livre à travers d’une expérience de lecture sur le long cours, pour laisser le temps d’une maturation. En effet, les livres choisis par les auteurs qui ont bien voulu se prêter au jeu ne sont pas nécessairement des livres très longs (Jean-Luc Steinmetz a par exemple choisi Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, qui fait une cinquantaine de pages selon les éditions), mais ils ont suffisamment de profondeur pour que leur lecture dévoile autant les textes qu’ils renferment que la vie de celui qui est en train de les lire. Ainsi, « Le Livre / la vie » présente un jeu de miroirs multiples, au sein desquels se réfléchissent les images d’un livre, d’un écrivain, et du livre qu’il est en train d’écrire. De quoi rendre vivant et irrésistiblement proche la littérature, puisque, transcendant les époques, le texte nous est dévoilé en train d’être lu.

Dans un entretien, Isabelle Grell a précisé les termes de son projet :

« Le principe est donc de faire choisir à un écrivain UN livre, UN auteur (nous élargirons plus tard les influences aux philosophes, aux peintres, artistes, au cinéma) qui l’accompagne continuellement dans sa vie. Qui l’a fait devenir qui il est, qui l’a poussé à écrire, à créer tel qu’il le fait ou tel qu’il ne souhaite pas le faire. L’écrivain à 365 jours pour ce faire. Si il signe, il s’engage à me rendre son texte un an plus tard. Terminé ou pas. (…) Vivre un an avec son pair, son fantôme, se frotter à lui, le laisser vous investir, jour pour jour, imaginez ! Chaque écrivain choisit son approche : journal, chapitrage mensuel ou autre (…). »

Un (tout petit) point d’histoire littéraire

On voit comment le discours sur les œuvres littéraires évolue : le 19e siècle voyait émerger l’explication des livres par la vie de l’écrivain (idée contredite notamment par Proust dans son célèbre Contre Sainte-Beuve), théorie « renversée » par les lectures psychanalytiques du 20e siècle, qui elles expliquaient la vie de l’écrivain par ses livres. Dans les années ’70, l’école dite de Constance élabore une théorie de la réception selon laquelle un texte écrit (dont le message est fixe, durable, unique) a des lectures éphémères, subjectives et multiples. Ainsi, selon Robert Jauss (principal théoricien de cette école de pensée), l’histoire de la littérature est à envisager selon

« l’expérience que les lecteurs font d’abord des œuvres ».

L’histoire littéraire ne serait donc pas une suite de faits objectifs et indiscutables, mais une évolution prenant autant en compte les créations littéraires que les horizons d’attente des lecteurs de l’époque. Pour faire simple, l’horizon d’attente est le « système de référence » d’un lecteur, mesurable à sa culture littéraire autant qu’à ses expériences personnelles, dans sa vie quotidienne. Si Don Quichotte ou Madame Bovary ont tant choqué les lecteurs de leur époque, c’est qu’ils proposaient un regard nouveau sur le roman de chevalerie ou les romans sentimentaux. Les lecteurs d’aujourd’hui ne sont plus choqués par ces livres, mais y trouvent à chaque fois autre chose, à partir de leurs expériences personnelles de lecture et de vie. Autrement dit, si la vie éclaire l’œuvre, il s’agit moins de la vie de l’écrivain que celles des lecteurs !

Fin du (tout petit) point d’histoire littéraire et conclusion sur la démarche

Le projet de Roland Barthes repris dans cette collection va plus loin que cela, puisque si la vie du lecteur est dévoilée lors de cet exercice, l’influence du livre sur la vie du lecteur est essentielle : l’écrivain est amené à réfléchir sur la place d’un livre particulier dans sa vie, quels liens il entretient avec lui, comment, en somme, il vit avec ce livre.

Beaucoup de jours, par Philippe Forest

Beaucoup-de-jours_philippe-forestÉtant passionné par James Joyce, et plus particulièrement par Ulysse, son roman le plus célèbre, me demandant aussi régulièrement en quoi ce livre labyrinthique et protéiforme pouvait exprimer quelque chose de la vie de ses lecteurs, j’ai lu avec très grand intérêt le livre de Philippe Forest, Beaucoup de jours, dans lequel il raconte ses lectures et sa relation avec ce livre.

Dans ce livre, l’auteur (que nous avons déjà évoqué ici) choisit la forme discursive (il parle directement au lecteur) en suivant la progression des chapitres d’Ulysse : 18 chapitres, donc, qu’il commente à chaque fois en deux parties : sa relation particulière avec les événements décrits dans le roman, ou les événements de sa vie faisant écho avec le parcours des personnages, puis des commentaires, toujours savants mais tout à fait accessibles, sur le livre en lui-même, sa construction, les techniques d’écriture mises en œuvre par Joyce. L’intérêt principal étant bien sûr qu’au fil des mois, les deux commencent subtilement à se confondre pour se mélanger tout à fait à la fin du projet.

À la fin de cet ouvrage, Philippe Forest conclut ainsi :

Joyce se vantait lui-même d’avoir donné avec ses romans plusieurs siècles de travail à ceux qui voudraient les expliquer. Je n’ai eu qu’une année. Et je n’ai jamais eu la prétention d’expliquer Ulysse. Seulement, et conformément au principe de cette collection, le projet de produire le témoignage d’une lecture personnelle conduite de manière à faire apparaître le mouvement qui, pour chacun, s’établit entre le livre qu’il lit et la vie qu’il vit.

Un écho à la très belle et assez énigmatique introduction du livre, qui commençait ainsi :

« Une vie, écrit Joyce, c’est beaucoup de jours, jour après jour (« many days, day after day »). Nous marchons à travers nous-mêmes (« We walk through ourselves »), rencontrant des voleurs, des spectres, des géants, des vieillards, des jeunes gens, des épouses des veuves, et de vilains beaux-frères. Mais toujours nous rencontrant nous-mêmes («but always meeting ourselves »)».
Beaucoup de jours, dit Joyce.
Combien de jours ?
Chacun « lisant au livre de lui-même (« reading the book of himself »)».
Passant parmi ce livre, tournant ses pages, page après page, lisant toutes sortes d’histoires, comme si elles appartenaient à d’autres, voleurs, spectres, géants, vieillards ou bien jeunes gens. Et puis : y retrouvant toujours la sienne.

Une collection très intéressante, qui interroge directement nos rapports à la littérature : comment nos vies conditionnent nos lectures et ce que nos lectures apportent à nos vies. À découvrir absolument !

Autres livres parus dans cette collection :

L’autre saison, par J-L Steinmetz, d’après Une Saison en enfer d’A. Rimbaud

Personne(s), de Sarah Chiche d’après Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa

Ôter les masques, d’Éric Pessan, d’après Shining de Stephen King

Tombeaux, de François Noudelmann, d’après La Mer de la fertilité de Mishima

Ma Nuit D’octobre, de Cécile Vargaftig, d’après Jacques le fataliste de Diderot

Dit-il, de Philippe Vilain, d’après L’été 80 de Marguerite Duras

D’autres précisions sur le site de l’éditeur.

Louis.

 

 

 

9 commentaires

  1. Je mets un j’aime parce que vous parlez de ce livre que je veux lire depuis longtemps, mais je n’ai pas encore lu l’article. Je me demande si je dois. Je viens d’acquérir le livre. Me conseillez-vous de lire l’article tout de suite ? Pourquoi pas, il n’y a pas de suspens à révéler, je pense, juste peut-être être influencée dans ma lecture… j’attends votre réponse avant de lire votre article.

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      1. Je ne dis pas grand chose du contenu du livre de Forest, je me suis appliqué à expliquer le principe de cette collection originale. Je te souhaite un très bon moment de lecture avec ce livre hors norme.

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  2. Oui, finalement ton article me donne davantage envie de le lire. J’ai essayé Finnegans wake, il y a quelques jours, un livre qui attendait chez moi depuis quelques années. Pas trop n’en faut, je n’ai lu que quelques pages, mais tu en parleras peut-être dans un prochain article ?

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    1. Oui, Finnegans Wake est sans doute le livre le plus complexe qu’il m’ait été donné de lire… Autant la complexité apparente d’Ulysse peut être dépassée avec un peu d’obstination, autant pour celle de Finnegans wake… Disons qu’à partir du moment où un écrivain invente sa propre langue, le problème de communication avec ses lecteurs se pose.

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