Comment Wang-Fô fut sauvé : Marguerite Yourcenar / René Laloux

Marguerite Yourcenar est un auteur très prolifique, qui s’est essayé, avec la virtuosité qu’on lui connait, à tous les genres littéraires. Aujourd’hui, j’ai envie de parler d’une œuvre très courte qu’elle a écrit en 1936, extraite des Nouvelles orientales : Comment Wang-Fô fut sauvé. C’est avec ce texte, d’une richesse inversement proportionnelle à sa brièveté, que j’ai découvert Yourcenar. Au-delà de cette rencontre, cette nouvelle m’est particulièrement chère car elle constitue la plus belle, la plus élégante et la plus poétique des métalepses rhétoriques qu’il m’ait été donné de lire. De plus, le brillant réalisateur René Laloux a adapté le récit de Yourcenar dans un majestueux court-métrage dont je vais également vous dire quelques mots…

Qu’est-ce qu’une métalepse rhétorique ?

Loin de moi l’envie de vous assommer avec des considérations élitistes en termes de stylistique, d’autant que la métalepse est une figure de style particulièrement ardue : c’est une forme de métonymie, pour ceux que ça intéresse.

metalepse
Escapando de la crítica de Pere Borrell del Caso. Tableau métaleptique représentant un jeune garçon sortant d’une toile, franchissant le seuil entre la diégèse du tableau et celle du monde réel.

Néanmoins, ce n’est pas à la figure de style que je fais référence, mais à la métalepse rhétorique ou narrative, telle que Gérard Genette la décrit d’une part dans Figure III, d’autre part dans Métalepse (ouvrages que je ne saurais trop conseiller à quiconque s’intéresse à la rhétorique). Pour faire simple, il y a dans tout récit de fiction ce qu’on appelle la diégèse, c’est-à-dire l’univers spatio-temporel dans lequel évoluent les personnages. Par exemple :

  • la diégèse de Germinal de Zola : le Nord de la France à la fin du XIXe siècle, monde empreint d’un réalisme social proche de celui des contemporains de Zola.
  • la diégèse du Seigneur des anneaux : la Terre du milieu, monde où évoluent humains, elfes, hobbits, nains, magiciens, orques, Uruk haï… et tout ça est normal.

Pour qu’une métalepse rhétorique puisse avoir lieu, il faut deux diégèses. Par exemple, Jean Dupont regarde le dernier Star Wars au cinéma. Ici, deux diégèses sont convoquées : le monde dans lequel évolue Jean Dupont et le monde dans lequel évoluent les personnages de Star Wars. Imaginons maintenant que Luke Skywalker sorte de l’écran de cinéma et vienne saluer Jean Dupont : ici un récit franchit le seuil qui le sépare d’un autre récit, ce qui constitue une métalepse ! Une métalepse rhétorique est donc le passage d’un univers spatio-temporel à un autre, d’une diégèse à une autre.

Comment Wang-Fô fut sauvé de Marguerite Yourcenar

nouvelles_orientalesComment Wang-Fô fut sauvé est une très belle nouvelle, très poétique, écrite avec beaucoup d’élégance. Le récit relate dans un premier temps l’histoire de Ling, son enfance calfeutrée, son mariage avec une belle femme choisie par son père, et sa rencontre avec Wang-Fô, un peintre de génie qui a abandonné le faste de la vie pour se consacrer à son art. Il transmet à Ling son amour pour les images du réel au détriment du réel lui-même. Aussi, Ling commence à préférer les portraits que Wang-Fô fait de sa femme à sa femme elle-même, ce qui la conduit au suicide. Ling vend alors tout ce qu’il possède pour suivre son maître et tous deux errèrent, de village en village, peignant le monde qui les entoure. Mais un jour, ils sont capturés par des soldats qui les conduisent à l’Empereur.

L’histoire de l’Empereur nous est alors contée : vivant dans une solitude extrême durant son enfance, l’Empereur n’a que la peinture de Wang-Fô pour imaginer le monde. Or, quand il est en âge de sortir le voir de ses propres yeux, l’Empereur trouve son empire moins beau que celui des tableaux de Wang-Fô. Afin que le vieil homme ne puisse plus accéder à ce royaume éminent, il décide de lui brûler les yeux et de lui couper les mains. Quand cette sentence est prononcée, Ling se jette sur l’Empereur pour le tuer, mais les soldats le décapitent.

Avant de faire exécuter la sentence, l’Empereur demande à Wang-Fô d’achever une dernière toile, un tableau de jeunesse représentant un paysage de montagnes et de mer. C’est là que la métalepse intervient : alors je vous laisse la découvrir avec Marguerite Yourcenar.

Wang commença par teinter de rose le bout de l’aile d’un nuage posé sur une montagne. Puis il ajouta à la surface de la mer de petites rides qui ne faisaient que rendre plus profond le sentiment de sa sérénité. Le pavement de jade devenait singulièrement humide, mais Wang-Fô, absorbé dans sa peinture, ne s’apercevait pas qu’il travaillait assis dans l’eau.
Le frêle canot grossi sous les coups de pinceau du peintre occupait maintenant tout le premier plan du rouleau de soie. Le bruit cadencé des rames s’éleva soudain dans la distance, rapide et vif comme un battement d’aile. Le bruit se rapprocha, emplit doucement toute la salle, puis cessa, et des gouttes tremblaient, immobiles, suspendues aux avirons du batelier. Depuis longtemps, le fer rouge destiné aux yeux de Wang s’était éteint sur le brasier du bourreau. Dans l’eau jusqu’aux épaules, les courtisans, immobilisés par l’étiquette, se soulevaient sur la pointe des pieds. L’eau atteignit enfin au niveau du cœur impérial. Le silence était si profond qu’on eût entendu tomber des larmes.
C’était bien Ling. Il avait sa vieille robe de tous les jours, et sa manche droite portait encore les traces d’un accroc qu’il n’avait pas eu le temps de réparer, le matin, avant l’arrivée des soldats. Mais il avait autour du cou une étrange écharpe rouge.
Wang-Fô lui dit doucement en continuant à peindre :
– Je te croyais mort.
– Vous vivant, dit respectueusement Ling, comment aurais-je pu mourir ?
Et il aida le maître à monter en barque. Le plafond de jade se reflétait sur l’eau, de sorte que Ling paraissait naviguer à l’intérieur d’une grotte. Les tresses des courtisans submergés ondulaient à la surface comme des serpents, et la tête pâle de l’Empereur flottait comme un lotus.
– Regarde, mon disciple, dit mélancoliquement Wang-Fô. Ces malheureux vont périr, si ce n’est déjà fait. Je ne me doutais pas qu’il y avait assez d’eau dans la mer pour noyer un Empereur. Que faire ?
– Ne crains rien, Maître, murmura le disciple. Bientôt, ils se trouveront à sec et ne se souviendront même pas que leur manche ait jamais été mouillée. Seul, l’Empereur gardera au cœur un peu d’amertume marine. Ces gens ne sont pas faits pour se perdre à l’intérieur d’une peinture.
Et il ajout a:
-La mer est belle, le vent bon, les oiseaux marins font leur nid. Partons, mon Maître, pour le pays au-delà des flots.
-Partons, dit le vieux peintre.

C’est donc par la mer, qu’il a inventée, qu’il a peinte, que Wang-Fô fut sauvé. Ici, la frontière entre la diégèse renvoyant à l’empire de la Chine médiévale et la diégèse du tableau renvoyant au royaume imaginé par Wang-Fô a été franchie : par la mer qui a pénétré peu à peu dans la salle du trône, par Ling, qui s’est adressé à Wang-Fô et afin par Wang-Fô qui a pénétré dans son tableau.

FC178_WangFo_exe4.indd
Adaptation par Marguerite Yourcenar de sa nouvelle pour les enfants, aujourd’hui disponible chez Gallimard Jeunesse

Ce texte est d’une très grande richesse, l’écriture, toute en finesse, est très imagée. La plume gracieuse de Yourcenar fait alors écho à la pureté des œuvres du vieux peintre. On retrouve aussi dans cette courte nouvelle les thèmes de prédilection de l’écrivain, comme le suicide (celui de la femme de Ling) et le sacrifice (celui de Ling), la mort et la résurrection. Ce récit repose également sur plusieurs mythes fondateurs : il s’agit en effet de la réécriture d’un apologue (un récit démonstratif et pédagogique dont on tire une morale ou divers enseignements) taoïste de la vieille Chine. On peut aussi y voir une référence au mythe de Pygmalion, sculpteur issu de la mythologie grecque qui a tant aimé sa création qu’elle a pris vie. Enfin, Yourcenar questionne ici le réel et sa représentation, sa sublimation même, à mettant en exergue la supériorité de l’art au détriment de la vie réelle.

L’universalité et la pertinence du propos de Yourcenar a d’ailleurs touché maints publics de par le monde, vue que ces Nouvelles orientales ont été traduites en anglais, en allemand, en serbo-croate, en grec, en polonais, en néerlandais, en espagnol, en italien, en portugais, en suédois et en japonais ! Yourcenar a même adapté sa nouvelle Comment Wang-Fô fut sauvé pour les enfants. Cette adaptation a été magnifiquement illustrée par Georges Lemoine : on trouve de nos jours cette version éditée chez Gallimard Jeunesse, dans la collection Folio cadet.

Comment Wang-Fô fut sauvé de René Laloux

Le nouvelle Comment Wang-Fô fut sauvé a également été adaptée au cinéma, dans un court-métrage réalisé par René Laloux en 1987. Il s’agit d’un film d’animation particulièrement élégant, réalisé à partir des dessins de toute beauté de l’auteur de BD Philippe Caza. Ce court-métrage est édité en complément dans le DVD du film d’animation de René Laloux, Gandahar.

N’étant pas spécialiste dans la grammaire cinématographique, je ne vous proposerai ici qu’une fort humble analyse du traitement métaleptique que propose Laloux. Dans ce court-métrage, la métalepse narrative est d’autant plus efficace qu’elle est exécutée en toute simplicité, sans de grands effets techniques.

Dans un premier temps, le paysage de la toile, statique, s’anime : la barque se rapproche et des vagues remuent. Dans la salle du trône de l’Empereur, la montée des eaux est signifiée à travers une série de plans serrés, où seule l’eau est en mouvement. Dans cette séquence, il n’y a pas de plan d’ensemble, sinon le paysage de la toile. Le dernier plan marquant la fin de la montée des eaux, le moment où elle atteint enfin le niveau du cœur impérial, est un plan plus large, montrant l’Empereur immobile sur son trône, quasiment immergé. Le franchissement de Wang-Fô d’une diégèse à une autre est alors signifié par un simple fondu enchaîné, de ce dernier plan à celui de la mer du tableau.

C’est un traitement très malin, très efficace, fidèle à la poésie du texte original de Yourcenar. D’ailleurs, l’ensemble de l’adaptation est très fidèle, les deux œuvres sont de vraies réussites, à lire et à voir si ce n’est déjà fait !

Anne

Nouvelles orientales, Marguerite Yourcenar, Gallimard, L’imaginaire, 1978, 7.90€

14 commentaires

  1. Article très agréablement onirique dans les mots, dans l’image, j’aime beaucoup ce mélange de mondes. Je ne sais si je retiendrai les mots diégèse et métalepse, mais tout de suite m’est venu en tête le film de Woody Allen, La rose pourpre du Caire, si j’ai bien compris, on peut dire que c’est un film métaleptique… Et bien merci.

    Aimé par 2 personnes

    1. Effectivement, La Rose pourpre du Caire est un parfait exemple de métalepse. Je crois bien que Genette cite d’ailleurs ce film dans « Métalepse ».
      Merci pour ton commentaire 🙂

      Aimé par 1 personne

  2. Quel beau court métrage de René Laloux. Je ne l’avais jamais vu. Magnifique. Merci. Ce procédé s’applique assez souvent en science fiction, littéraire ou cinématographique. Le roman Don Quichotte l’emploie aussi d’une manière subtile de mon point de vue du moins.

    Aimé par 1 personne

    1. Parfaitement, il y a une célèbre métalepse dans Don Quichotte, il s’agit du passage suivant le duel entre Don Quichotte et l’écuyer Biscaïen : ce duel est mis en suspens par l’intervention d’un auteur fictif qui avoue ne pas avoir retrouver la suite du récit. Plus tard, cet auteur fictif reprend la parole et affirme être finalement parvenu à mettre la main, dans le quartier juif de Tolède, sur de vieux cahiers rédigés en arabe et racontant la suite de l’histoire. Le lecteur est ainsi amené à penser qu’on lui conte l’histoire véridique de Don Quichotte, rapportée par un historien arabe. ici, la métalepse joue sur la diégèse du lecteur en y faisant pénétrer ces vieux cahiers fictifs, lui faisant croire que Don Quichotte a vécu dans la même diégèse que lui !

      Aimé par 1 personne

      1. Je ne me rappelais plus en détails, mais j’ai toujours trouvé que c’était le roman total, résolument moderne, à la fois surréaliste avant l’heure et réelle, construit en poupées russes, et terriblement humain.

        Aimé par 1 personne

  3. Merci pour le coup de la métalepse rhétorique. Je cherchais désespérément le nom de cette figure de style pour un écrit de cours et je me suis souvenue de cet article et du tableau, aperçu dans mon fil d’actu il n’y a pas si longtemps… Vous sponsorisez ma dissert’ !

    Aimé par 1 personne

    1. Parler de métalepse rhétorique dans une dissert’ à la fac m’a toujours valu au moins un 16 : n’hésite pas à citer Figures III, les universitaires adorent Genette 😉 Par curiosité, tu travailles sur quel sujet/œuvre ?

      J’aime

  4. La fameuse (et très courte) nouvelle de Julio Cortázar, « Continuité des parcs » est un bon exemple de retournement final par métalepse. Elle met en scène deux niveaux diégétiques : un homme qui lit un roman, confortablement installé chez lui, et une histoire de crime passionnel. Je n’en dis pas plus, elle se trouve sur internet aisément. 🙂
    Tout l’attrait de cette nouvelle, à mon sens, et qu’elle convoque un troisième niveau : celui du lecteur ou lectrice en train de lire Cortazar; les deux plans (lecteur intra et extradiégétiques) finissant par se superposer.

    Aimé par 1 personne

    1. C’est vrai que cette nouvelle de Cortázar est un exemple fameux de métalepse rhétorique, avec une chute archi-connue, mais dont l’effet reste saisissant. Merci pour votre commentaire 🙂

      J’aime

Les commentaires sont fermés.