Nous aimons beaucoup sur ce blog l’OuLiPo, l’Ouvroir de littérature potentielle, et ses productions textuelles et expérimentales basées sur la contrainte littéraire (vous pouvez découvrir ici nos articles sur l’OuLiPo). Pour les membres de cet atelier, la création littéraire passe avant tout par une recherche formelle et des jeux sur le langage. Sans avoir la primeur de cet intérêt pour les formes littéraires, les OuLiPiens aiment à appeler ceux dont ils s’inspirent des « plagiaires par anticipation » ! Et il est, parmi ces « plagiaires », un groupe de poètes qui œuvraient dès le Moyen Âge à multiplier les contraintes et s’interroger sur les jeux d’écriture.
Il s’agit des Grands Rhétoriqueurs, des poètes des cours de Bourgogne, de France et de Bretagne qui écrivent chroniques, éloges et poèmes aux princes auxquels ils sont rattachés. Cette désignation de « Grands Rhétoriqueurs » a d’abord été utilisée de manière péjorative par les critiques du XIXe siècle qui jugeaient l’attachement de ces écrivains à la rhétorique comme une marque d’épuisement artistique. Aujourd’hui, on s’accorde à y voir au contraire la preuve d’une vitalité nouvelle, annonciatrice de l’humanisme et de la Pléiade. L’appellation de « Grands Rhétoriqueurs » est donc devenue neutre, et l’on salue aujourd’hui la richesse et la virtuosité littéraires des écrits de ces poètes ainsi que leur volonté d’explorer et d’expérimenter les possibilités de la langue et de l’écriture ! Ces poètes ne représentent néanmoins pas un mouvement organisé, mais plutôt un groupe adoptant les mêmes principes d’écriture et un goût prononcé pour l’invention poétique et l’expérimentation sonore. C’est d’ailleurs à eux que l’on doit l’alternance des rimes masculines et féminines (principe devenu depuis traditionnel dans la poésie française), eux-mêmes considérant la rime comme rhétorique.
Leur poésie est impersonnelle, mais d’une extrême virtuosité : les poètes y multiplient les contraintes littéraires, comme le palindrome, l’acrostiche (poème dont la première lettre de chaque vers forme un mot lisible verticalement), le rébus, l’anagramme, le fatras (poème médiéval du non-sens très codifié, avec des images sans liens qui se répondent de manière amusante)… On y trouve des jeux sonores et sémantiques, jouant sur la polysémie des termes employés, sur l’allégorie, sur les assonances (répétition d’un son voyelle) et les allitérations (répétition d’un son consonne), etc.
Les Grands Rhétoriqueurs ont œuvré pendant la seconde moitié du XVe siècle, permettant une transition entre la poésie médiévale, principalement lyrique, et la poésie humaniste du XVIe siècle, tournée quant à elle vers l’éveil de curiosités nouvelles. Les poètes humanistes chercheront cependant un langage plus simple, plus personnel et plus accessible. Quelques noms remarquables : Georges Chastelain, Jean Molinet, Jean Marot (le père de Clément Marot qui introduira le sonnet, rien que ça, dans la poésie française !), Pierre Gringore, etc.

Afin de vous donner une idée de ce que peut bien être la poésie expérimentale du Moyen Âge, période que l’on imagine souvent, à tort, manquer de finesse, voici un très célèbre poème de Jean Molinet, Oraison sur Maria. Dans ce poème, l’auteur traduit des litanies de la Vierge Marie, du latin en ancien français, en s’imposant deux contraintes métriques : l’acrostiche et la rime senée aussi appelée tautogramme. L’acrostiche permet une lecture verticale de nom MARIE dont chaque lettre est successivement la première de tous les vers de chaque strophe. Pour information, on ne distingue pas en ancien français le i du j, voilà pourquoi on trouve ces deux lettres dans la 4e strophe. On appelle rime senée ou tautogramme un vers composé de mots commençant tous par la même lettre, ces mêmes lettres qui, dans le cas d’Oraison sur Maria, forment l’acrostiche MARIE. Aussi, chaque strophe joue sur les sons, avec des assonances et des allitérations qui confèrent au poème une musicalité rappelant l’accompagnement en contrepoint du cantus firmus. Un véritable tour de force à découvrir ici :
Marie, mere merveilleuse,
Marguerite Mundifie,
Mere misericirdieuse,
Mansion moult magnifie,
Ma maistresse mirifie,
Mon mesfait maculeux me matte,
M’ame mordant mortifie ;
Mercy m’envoye m’advocate !Ardant amour, arche aornee,
Ancelle annuncee, acceptable,
Arbre apportant aulbe adjournee,
Accroissant avoir adreanle,
Astriferent aigle, attraictable
Accoeul, amorti ayemant,
Azime aspirant, adorable,
Ancre aguë, ames attirant,Rubis raiant, rose ramee,
Rais reschauffant, raiseau rorable,
Riche regente, reclamee,
Resjoissant, resconfortable,
Racine resent, respirable,
Ramolliant, rigueur rebelle,
Rigle, reduisant receptable,
Repentans ruyneux rappelle.Jardin joly, joie internelle,
Jour infini, incomparable,
Illustre, intacte jovencelle,
Jaspre joyeux, incomprenable,
Innocente image inspirable,
Idolatrie interdisant,
Implore Jhesus invocable,
Juste Justice introduisant.Estoille errant, encontre eureuse,
Espine esprise, exelse eschielle,
Ente esprise, exelse eschielle,
Ente eminete, eslute espeuse,
Evangelisee estincelle,
Elucente, entiere, eternelle,
Enchainte, enixe et efficace,
Esperance espirituelle,
Envie estains, erreur efface !
Maintenant, oui !
Anne
A reblogué ceci sur rhizomiques.
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Très intéressant ! C’est un beau tour de force en effet, même si le caractère très énumératif du poème facilite sans doute les choses. On retrouvera encore quelques prouesses rhétoriques chez un Ronsard, même si sa poésie à lui ne se veut pas seulement rhétorique, mais aussi lyrique, mythique et épique !
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