Avez-vous déjà lu… une pièce de théâtre injouable ?

Si comme moi vous pensez que l’intérêt d’une pièce de théâtre ne réside pas totalement dans son texte, mais aussi dans sa mise en scène, vous serez surpris d’apprendre qu’un grand dramaturge du XIXe siècle a écrit une pièce de théâtre injouable et injouée dans sa version originale. Mais en quoi une pièce de théâtre peut-elle être « injouable » ? Qu’est-ce qui peut bien empêcher un metteur en scène de la monter ? Et surtout, si son auteur ne peut la voir jouer sur scène, pourquoi l’avoir écrite ?

Victor Hugo à Hauteville House. Photographie d'Edmond Bacot, 1862. Paris, maison de Victor Hugo.

Le dramaturge en question n’est autre que l’immense homme de lettres Victor Hugo, chef de file du romantisme en France. Pour rappel, le romantisme est un mouvement artistique né en Allemagne et en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et qui s’étendra en France au cours du XIXe siècle. Pour faire simple, les artistes romantiques font primer les sentiments sur la raison, s’opposant ainsi au rationalisme des Lumières et au classicisme. On trouve plusieurs constantes dans les œuvres romantiques, comme le lyrisme, la mélancolie, le goût du fantastique, de l’exotisme, les ruines, le grotesque et le sublime, la religion, le refuge dans la nature, etc. Difficile de résumer en quelques mots un mouvement de cette envergure. Pour vous donner un ordre d’idées, on trouve parmi les écrivains emblématiques du romantisme français Lamartine, Musset, Vigny, Nerval, Chateaubriand et évidemment, Victor Hugo qui a tout écrit, poésie, romans, théâtre et qui a défini ce qu’est le fameux « drame romantique ».

Nous y arrivons. Avant le romantisme, le théâtre c’est soit la tragédie classique (Racine, Corneille), soit la comédie bourgeoise (Molière, Marivaux), avec des codes très précis et très stricts. S’opposant à cette représentation très codifiées et très figées de la création artistique, Victor Hugo invente le « drame romantique » qui deviendra le lieu de la liberté créatrice de ses auteurs. Pour cela, il écrit en 1827 une grande fresque historique pour le théâtre intitulée Cromwell, pièce de théâtre qui a la particularité d’être injouable et ce, en raison de sa démesure. C’est une pièce excessivement longue, composée 74 scènes représentant en tout 6920 vers. Le nombre de personnages est également démesuré : une soixantaine de personnages se donnent la réplique, sans compter les nombreux figurants qui composent les foules. Et tous ces personnages portent des costumes historiques, le récit se déroulant dans l’Angleterre du XVIIe siècle ! Il y a également de nombreux décors, dont les changements posent de réels problèmes logistiques !

En fait, cette pièce n’a été mise en scène pour la première fois qu’en 1956, dans une version abrégée. Mais si cette pièce est si compliqué à mettre en scène (et à suivre pour le spectateur, évidemment !) pourquoi Victor Hugo a écrit cette monstruosité théâtrale ? En réalité, Cromwell n’est pas destiné à être joué, mais constitue le premier drame romantique dont Victor Hugo expose les caractéristiques dans la célébrissime préface de Cromwell, texte fondateur du théâtre romantique ! Dans ce texte théorique et polémique, Victor Hugo défend la liberté dans l’art et le droit des écrivains à ne suivre d’autres règles que celles de leur propre créativité et de leur propre inspiration. La préface prend ainsi des allures de manifeste contre les genres classiques du théâtre tels qu’Aristote les a décrits, manifeste dans lequel son auteur impose le genre du drame romantique. Pour faire simple, le drame est, très souvent, un genre historique qui mélange les genres, tragédie et comédie, ainsi que les tons, sublime et grotesque, pathétique et burlesque. La pièce Cromwell devient donc emblématique de ce nouveau genre dramatique, et le témoignage de la liberté absolue d’écriture de Victor Hugo : il décide d’y transgresser même les règles élémentaires de l’écriture théâtrale qui se doit de prendre en compte les contraintes logistiques d’une prochaine mise en scène. Si le drame Cromwell est injouable, c’est donc parce que son auteur a transgressé toutes les règles du théâtre en tant que spectacle.

Comme tout l’intérêt de Cromwell réside dans son paratexte, voici les premiers paragraphes de sa préface :

« Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible. Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’Évangile, solus, pauper, nudus.

Ce n’est pas du reste sans quelque hésitation que l’auteur de ce drame s’est déterminé à le charger de notes et d’avant-propos. Ces choses sont d’ordinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s’informent plutôt du talent d’un écrivain que de ses façons de voir ; et, qu’un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre, on se soucie peu de la racine.

D’un autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats d’avant-postes et d’arrière-garde.

Ces motifs, si considérables qu’ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé l’auteur. Ce volume n’avait pas besoin d’être enflé, il n’est déjà que trop gros. Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l’épreuve d’aucun. »

Maintenant… ben, non… toujours pas…

Anne

Cromwell, Victor Hugo, Flammarion, 1999, 504 pages, 8.50€

3 commentaires

  1. Je confirme, Hernani c’est injouable ! Et pourtant, avec les moyens d’aujourd’hui, peut-être un courageux (et fortuné) metteur en scène parviendra-t-il à réaliser l’impossible ? En tout cas, pour moi, le drame romantique le plus abouti reste Lorenzaccio de Musset, qui tresse 3 actions principales, regorge de personnages secondaires, mais n’a été joué qu’en 1896, la même année qu’ Ubu Roi de Jarry (si mes souvenirs sont bons) !

    J’aime

    1. En fait, il n’est pas du tout question de Hernani dans notre article mais de Cromwell. Hernani est un drame quant à lui parfaitement jouable dans la mesure où il a été mis en scène dès l’année de sa parution, en 1830, représentation à l’origine de la fameuse « bataille d’Hernani » opposant les partisans de Victor Hugo à ceux du classicisme.

      Aimé par 1 personne

Les commentaires sont fermés.